Politique Internationale — À la demande d’EDF, Ipsos a mis en place un Observatoire international « Climat et opinions publiques » sur les perceptions du réchauffement climatique. Faut-il simplement y voir une étude de plus qui vient s’ajouter aux très nombreux essais, enquêtes ou livres blancs déjà publiés sur le sujet ?
Brice Teinturier — Pas du tout. Non seulement cette étude n’est pas un simple outil d’analyse supplémentaire, mais elle est même assez exceptionnelle dans son genre. Nous avons d’abord travaillé sur un périmètre très élargi, avec pas moins de 30 pays ciblés. Je ne connais pas d’enquête sur cette thématique qui revendique une telle couverture géographique. L’échantillon interrogé englobe les deux tiers de la population mondiale.
Cette observation à grande échelle est indispensable parce que, d’une région du monde à l’autre, le contenu des appréciations diffère énormément. Au Brésil ou en Égypte par exemple, la perception de l’environnement débouche immédiatement sur une connotation très négative : les gens ont pleinement conscience de vivre dans un paysage abîmé. Précision : leurs inquiétudes ne sont pas liées directement au changement climatique ; elles font d’abord référence à la question des déchets et à la pollution de l’air. En revanche, en Europe, en Amérique du Nord et en Asie, le climat est cité comme premier sujet de préoccupation, devant la pollution de l’air et de l’eau. On s’aperçoit finalement que le réchauffement concentre plusieurs problématiques, celles des pollutions au sens large.
P. I. — Une étude d’opinion d’une ampleur inédite, dites-vous. Avec quels objectifs derrière ?
B. T. — Outre sa couverture géographique, l’autre grande force de l’Observatoire réside dans la prise en compte de tous les volets du dossier climatique : la perception du réchauffement bien sûr, mais aussi son acceptation, ses conséquences et l’ensemble des actions mises en œuvre, ou pas, pour contrecarrer la menace ambiante. Nous allons vraiment au fond des choses. Un travail comme celui-là joue aussi un rôle de vigie : EDF souhaite utiliser cet état des lieux international pour alimenter la réflexion et contribuer à la recherche de solutions destinées à préserver la planète.
P. I. — Dans votre enquête, il y a beaucoup de chiffres, mais aussi des dates…
B. T. — En termes de calendrier, cette étude survient à un moment important : il y a encore dix ans, la question du climat drainait peu d’avis et encore moins d’engagements. Elle était même quasi inexistante dans les enquêtes d’opinion. C’est tout le contraire aujourd’hui où ce débat occupe une place centrale. Nous vivons une époque où le climat génère des mobilisations : celles-ci peuvent être favorables à la lutte contre les émissions de CO2, avec par exemple des manifestations pour la planète ; elles peuvent être aussi antagonistes, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes en France. Dans les deux cas, ce sont souvent des événements intenses, voire des mini-séismes pour les sociétés. Le temps est révolu où l’environnement s’apparentait surtout à un objet intellectuel : nous avons changé d’ère parce que les gens peuvent expérimenter directement, dans leur quotidien, les effets du réchauffement. Le changement climatique s’est imposé comme une réalité de proximité et la crainte a donc monté d’un cran : dans l’Observatoire, les trois quarts des habitants des 30 pays se déclarent plus inquiets qu’il y a cinq ans, 37 % beaucoup plus inquiets et 37 % un peu plus inquiets. À noter que les jeunes sont beaucoup plus inquiets que leurs aînés, mais uniquement en Europe — 43 % contre 30 % pour les plus de 55 ans — et en Amérique du Nord — 44 % contre 27 %.
P. I. — Cette proximité ressentie du risque climatique fait-elle que plus personne ne doute de la réalité du réchauffement ?
B. T. — Deux éléments peuvent être considérés séparément : la réalité du changement climatique d’une part, le poids de l’activité humaine dans ce phénomène d’autre part. S’agissant du premier point, le réchauffement est désormais une donnée admise : seuls 8 % des interviewés au niveau mondial le remettent en cause, avec toutefois une pointe à 19 % aux États-Unis. En revanche — et ce seuil est problématique —, 23 % doutent de l’origine humaine du changement climatique. Bref, près d’un quart des gens ne voient pas la responsabilité de l’homme dans la mise en danger de la planète. Nous sommes là en présence d’une forme avérée de climato-scepticisme : à quoi bon changer de comportement si aucune corrélation n’est établie entre l’industrie, l’urbanisme ou le transport d’un côté et la protection de la planète de l’autre ? Pour en revenir à la réalité — admise — du changement climatique, les citoyens en situent plutôt bien les causes : six sur dix (61 %) rappellent l’impact majeur des émissions de gaz à effet de serre. Ils ne se trompent pas non plus sur les gros émetteurs de CO2 : la Chine (67 %) et les États-Unis (65 %) sont bien identifiés. Quant aux secteurs et aux activités les plus polluants, d’après les interviewés, le trio de tête est constitué de l’industrie (85 %), des transports (85 %) et de la déforestation (83 %), loin devant l’agriculture (46 %) et l’informatique (38 %).
P. I. — Les problématiques énergétiques sont au cœur de la lutte contre le réchauffement climatique. Il y a ceux qui militent pour un mix 100 % renouvelable, ceux qui rappellent que le nucléaire ne produit pas de CO2, et ceux pour qui le fossile a encore un bel avenir devant lui… À la lumière de l’Observatoire, quel est le mix énergétique idéal ? Y a-t-il un modèle de production d’énergie à pousser en priorité pour combattre les émissions de carbone ?
B. T. — La question de l’énergie est effectivement au cœur du dossier climatique mais cela ne signifie pas pour autant que le grand public est au clair avec les données essentielles. Rappelons d’abord que la production d’électricité est à l’origine d’un quart des émissions mondiales de CO2 : c’est donc plus que l’industrie. Pourtant, quand on interroge les gens, seuls 59 % considèrent que la production d’électricité est une activité très polluante, contre 85 % pour l’industrie, comme je l’ai dit. Il y a donc un premier stade de méconnaissance importante. Ensuite, lorsqu’on s’intéresse aux différentes sources de production d’électricité, cette méconnaissance grimpe encore. Par exemple, le fait que le nucléaire ne produise pas de CO2 est un élément loin d’être parfaitement connu. De même, certaines personnes croient que les barrages hydroélectriques produisent du carbone. Dans ces conditions, il est très difficile de trouver un échantillon qui appréhende spontanément un mix énergétique idéal. Si consensus il y a, c’est autour de la question du charbon : les citoyens savent bien désormais que les centrales à charbon sont fortement émettrices en CO2 et que la recherche d’une économie décarbonée passe par un moindre recours à cette énergie fossile. Quant à l’essor des renouvelables, indépendamment de cet Observatoire, nos études d’opinion montrent depuis longtemps que l’éolien, par exemple, bute sur des questions d’acceptation locale. Ainsi des gens qui déclarent soutenir ce mode de production d’électricité verte se montrent extrêmement réticents à accueillir des éoliennes près de chez eux.
P. I. — Quels que soient les angles d’attaque, nous sommes toujours face à cette question centrale : les gens en font-ils suffisamment au service de la planète ?
B. T. — L’Observatoire permet deux types de lecture. L’une est positive, l’autre beaucoup moins. Quand on voit que dans plusieurs pays plus d’une personne sur deux — 55 % en moyenne — déclare avoir changé de comportement et effectuer des gestes écologiques, le constat est plutôt encourageant. Cela veut dire que l’urgence climatique est une réalité prise en compte : certes, la lutte contre le réchauffement est loin d’être systématique, mais la position des gens nous laisse penser que « ce n’est pas si mal que cela ». En revanche, lorsqu’on les interroge dans la foulée sur leurs actions concrètes au service de la planète, les chiffres tombent rapidement sous la barre des 50 %. Par exemple, 48 % des interviewés en Europe disent trier leurs déchets. Et 33 % seulement — en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique — veillent à restreindre la climatisation ou le chauffage. Quant à la question des déplacements, elle est encore loin de se traduire par une conscience environnementale : ils ne sont que 22 % à limiter systématiquement leurs déplacements en avion et 18 % leurs trajets en voiture. Les conclusions sont assez simples : il y a un écart très net entre les engagements théoriques des individus et leur illustration concrète. Une majorité déclare se mobiliser pour lutter contre le réchauffement mais ces grands principes ne se traduisent pas dans les faits avec la même intensité.
P. I. — Les gens parlent beaucoup mais agissent moins, voire peu…
B. T. — Disons que la marge de progrès reste considérable : par exemple, faut-il s’extasier devant le fait que les gens achètent davantage de fruits et de légumes de saison ? Environ 40 % le font, selon notre étude. Heureusement, serait-on tenté de dire, tant ce réflexe semble basique. Globalement, on attend des citoyens qu’ils prennent des initiatives encore plus dynamiques. À terme, on peut penser que les innovations technologiques ouvriront davantage le champ à des actions de protection de l’environnement. J’en reviens aux fruits et légumes : ce sont d’abord les plus de 55 ans qui font coïncider leurs achats avec le calendrier des récoltes. Notre étude montre que la génération montante tarde à prendre en compte cet élément, celui-là comme beaucoup d’autres.
P. I. — Justement, parmi les idées reçues que votre étude bat en brèche, le fait que la jeunesse serait en pointe dans la lutte contre le réchauffement…
B. T. — Nuançons un peu le propos. À écouter de nombreux observateurs, la jeunesse aurait en quelque sorte le monopole du combat pour la protection de la planète. Et les seniors seraient les derniers à faire des gestes écologiques. Notre enquête ne montre pas que la jeunesse se désintéresse du dossier climatique — au contraire, en Europe comme en Amérique du Nord, l’inquiétude est prégnante —, mais elle est souvent plus dans la contestation des systèmes existants que dans l’action. Parallèlement, les aînés, dont on stigmatise l’immobilisme, peuvent se montrer plus réactifs. Dans plusieurs pays, l’Observatoire témoigne chez les plus de 55 ans d’une sensibilité réelle aux problématiques environnementales et d’une volonté d’agir pour améliorer la situation. La jeunesse pâtit — avec les autres tranches d’âge — d’un manque de connaissance sur l’urgence climatique. Des événements comme les catastrophes naturelles sont parfaitement identifiés ; en revanche, des problématiques de fond comme le recul de la biodiversité et l’appauvrissement des sols agricoles sont moins connues, alors qu’elles renvoient elles aussi à des enjeux cruciaux. Idem pour les migrations : les mouvements de populations liés au réchauffement sont des phénomènes préoccupants mais souvent ignorés par une majorité des personnes interrogées.
P. I. — Cet Observatoire déploie de nombreux indicateurs avec, en face, une large palette de réponses. Les positions des interviewés sont-elles figées ou, au contraire, susceptibles de changer dans un avenir proche ?
B. T. — Ces positions peuvent évoluer très vite. Nous le mesurons bien au travers de nos différents baromètres d’étude de l’opinion : l’environnement est devenu un sujet mobilisateur, au même titre que la politique ou l’emploi. Lui aussi enregistre des variations rapides dans les réponses, au gré des événements de l’actualité, des réformes engagées par les gouvernements ou de l’émergence de telles ou telles personnalités. La perception du climat, de même que le comportement des gens face à ces enjeux, ne sont pas des données intangibles : les chiffres que nous avons collectés sont destinés à bouger. C’est pourquoi Ipsos a décidé de réaliser ce travail de grande ampleur à intervalles réguliers. Est-ce à dire que les populations, au fur et à mesure que la perception du réchauffement s’affinera, s’engageront davantage en faveur de la lutte contre le CO2 ? À voir. Le couplage entre les décisions des pouvoirs publics et les gestes des citoyens peut encore être largement optimisé. Ce n’est pas parce que les gouvernements prennent de grands engagements que les gens suivent. De même, ce n’est pas parce que des groupes d’individus se mobilisent pour la planète que les dirigeants les appuient. Nous ne sommes pas encore au stade de la communauté d’action. Quand ces deux sphères avanceront de concert, la démarche environnementale sera plus efficace. En attendant, pour 70 % des personnes interrogées, les gouvernements doivent être en première ligne pour parer à la menace climatique. Ils précèdent les citoyens (45 %) et les entreprises (32 %).
P. I. — Au final, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette étude ? Y a-t-il des éléments saillants que rien ne laissait prévoir ?
B. T. — Qui aurait pu imaginer la forte représentativité des climato-sceptiques ? Dans plusieurs pays, de 30 à 45 % des interviewés doutent encore ostensiblement des conséquences néfastes du changement climatique. Une idée reçue veut qu’une réflexion sur l’urgence climatique soit l’apanage des pays développés. Sous-entendu : les économies émergentes ont trop d’obstacles à surmonter pour s’attaquer à ce problème. C’est faux. Dans les pays du Sud comme l’Inde, le Brésil, le Mexique ou le Chili, huit personnes sur dix sont conscientes d’être confrontées à un défi majeur. Parallèlement, notre étude montre clairement que le climato-scepticisme bénéficie d’une audience significative dans les pays les plus avancés. Les États-Unis sont souvent pointés du doigt, mais ce n’est pas un cas isolé : même en Allemagne, souvent citée en exemple pour les convictions environnementales de sa population, on doute de l’impact du réchauffement. Il y a même des pays comme la Norvège où les gens croient majoritairement (57 %) que le changement climatique peut exercer des effets positifs. Cet état de fait interpelle d’autant plus que ces pays développés sont sur-informés en la matière : la masse de documents sur le CO2 et ses dangers est impressionnante, de même que la liste des gens qui s’expriment sur le sujet. La démocratie, et c’est heureux, ne restreint pas l’espace aux défenseurs du climat. Mais ceux-ci ne sont pas toujours entendus, loin s’en faut.