Politique Internationale — L’accord de Paris, issu de la COP21, a été conclu il y a près de cinq ans. Depuis cet événement fondateur, l’urgence climatique est-elle devenue encore plus prégnante ?
Valérie Masson-Delmotte — Je voudrais mettre l’accent sur l’évolution du climat telle qu’observée. Les émissions mondiales des principaux gaz à effet de serre continuent à augmenter. Elles ont déjà causé un réchauffement d’environ 1 °C à la surface de la Terre et 1,5 °C au-dessus des continents. Ce réchauffement s’accentue d’année en année, suivant la trajectoire qui avait été anticipée par la modélisation du climat. Quant au niveau des mers, il monte depuis quelques décennies à un rythme de plus en plus soutenu. Cette accélération est due à une fonte plus rapide du Groenland et à un écoulement également plus rapide de certains secteurs de l’Antarctique, qui viennent s’ajouter à la fonte des glaciers et au réchauffement de l’océan en profondeur. Les conséquences du changement climatique sont de plus en plus visibles, partout, et tout particulièrement à travers l’augmentation de la fréquence ou de l’intensité des événements climatiques extrêmes.
P. I. — Pouvez-vous donner des exemples de ces épisodes hors norme ?
V. M.-D. — L’intensification des vagues de chaleur en France comme sur tous les continents s’inscrit dans ce cadre. De même que les vagues de chaleur marine dont les effets sont particulièrement dévastateurs pour les écosystèmes comme les récifs coralliens ou les forêts de laminaires (NDLR : grandes algues brunes). On observe également dans certaines régions des épisodes de pluies de plus en plus intenses ainsi que des sécheresses de plus en plus sévères, en particulier tout autour de la Méditerranée. De même qu’un allongement de la durée des saisons propices aux incendies de forêt. Non seulement nous ne sommes pas encore parvenus à agir sur la cause du réchauffement en amorçant une baisse nette et soutenue des émissions mondiales de gaz à effet de serre, mais les crises successives auxquelles nous devons faire face montrent que nous ne sommes pas adaptés à la variabilité du climat d’aujourd’hui. D’où la nécessité de mettre en œuvre des stratégies d’adaptation afin de réduire les risques liés aux évolutions climatiques au cours des prochaines décennies, dans chaque région et dans chaque secteur d’activité.
P. I. — Cela signifie-t-il que la recherche fondamentale a encore beaucoup de progrès à accomplir pour comprendre les variations du climat ?
V. M.-D. — La recherche sur le changement climatique ne cesse de monter en puissance. Il ne s’agit pas seulement des sciences du climat, mais plus largement de l’ensemble des connaissances permettant de comprendre le « système Terre ». Toutes les disciplines sont mobilisées, y compris les sciences de l’ingénieur et les sciences sociales. Chaque année, on recense plus de 20 000 nouvelles publications scientifiques à travers le monde avec le mot clé « changement climatique ». Cette incroyable vitalité de la production académique s’appuie aussi sur les acteurs de terrain et les savoirs locaux. Il existe un continuum entre une recherche dite « fondamentale », pilotée par la curiosité et la volonté de repousser les frontières des connaissances, et une recherche à vocation plus appliquée ou sociétale, qui développe et teste des solutions fondées sur l’innovation technologique, l’innovation sociale ou l’innovation frugale.
P. I. — Et les nouvelles technologies dans tout cela ?
V. M.-D. — Les sciences du climat font de plus en plus appel à l’intelligence artificielle. Par exemple pour analyser de manière conjointe les immenses jeux de données d’observation de la Terre depuis l’espace et ceux issus de simulations climatiques à une résolution spatiale de plus en plus détaillée. Je pourrais aussi mentionner les progrès majeurs enregistrés dans la caractérisation des processus liés aux nuages grâce à de nouvelles technologies d’observation par télédétection. Il reste néanmoins des verrous scientifiques, où nous touchons aux limites des connaissances. C’est le cas des mécanismes d’instabilité d’écoulement de certains secteurs potentiellement instables de l’Antarctique : quels sont les seuils de réchauffement qui pourraient entraîner le déclenchement d’une déglaciation irréversible ? Nous l’ignorons. Autre exemple : les sols gelés de l’Arctique, qui contiennent deux fois plus de carbone que l’atmosphère. Quelle quantité de dioxyde de carbone ou de méthane pourraient-ils rejeter dans l’atmosphère en cas de dégel ? Nous sommes, là encore, devant des incertitudes majeures, liées aux limitations actuelles des observations, de la compréhension et de la modélisation des processus à l’œuvre.
P. I. — Le dossier climatique s’articule aujourd’hui autour d’un indicateur clé : la limitation de la hausse des températures à 1,5 °C. D’autres chiffres peuvent-ils être mis en exergue ?
V. M.-D. — L’objectif que les gouvernements se sont fixé, dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat, est de contenir le réchauffement largement en dessous de 2 °C, idéalement sous la barre des 1,5 °C. En 2015, on se posait beaucoup de questions : quelles seraient les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre compatibles avec une stabilisation à un niveau aussi proche de l’actuel ? Quels impacts potentiels pourrait-on éviter en limitant le réchauffement à 1,5 °C plutôt qu'à 2 °C ? Quels seraient les bénéfices pour un développement soutenable ? C’est pour cela que le GIEC avait été invité lors de la COP21 à produire un rapport spécial. Celui-ci a été rendu en 2018, puis complété par deux autres rapports spéciaux en 2019. L’un porte sur le changement climatique et l’utilisation des terres — dont les enjeux de sécurité alimentaire — et l’autre sur l’océan et la cryosphère (neige, glace et sols gelés). En prenant appui sur près de 20 000 publications scientifiques, ces trois rapports montrent à quel point chaque fraction de réchauffement supplémentaire, chaque demi-degré, compte au regard des risques climatiques. Ils montrent aussi à quel point les risques climatiques dépendent, pour un même niveau de réchauffement, des choix de développement socio-économique. Seul un développement inclusif, soutenable, moins intensif en ressources, permettra de réduire les risques liés au climat.
P. I. — Vous dressez là un constat extrêmement préoccupant. N’y a-t-il pas quelques signaux positifs qui se dégagent ?
V. M.-D. — Dans le cadre de ma mission au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), je suis amenée à rencontrer un très grand nombre de gens. Or je suis frappée par leur perception de plus en plus aiguë des grands enjeux climatiques. Cela ne se limite plus à un petit noyau d’initiés, rompus aux échanges sur le sujet, ni aux cercles spécialisés. L’intérêt pour ces dossiers se répand au contraire dans des lieux de confrontation variés et franchit les frontières. Dans les pays en voie de développement par exemple, des populations entières, qui dépendent directement des revenus de la pêche et de l’agriculture pour vivre, subissent de plein fouet les conséquences du réchauffement. Lors de la dernière réunion des auteurs du rapport sur 1,5 °C au Botswana, Pauline Dube, professeur à l’université nationale, a organisé une rencontre avec une communauté rurale. Le Botswana est l’un des pays où le réchauffement, particulièrement fort, entraîne une diminution de la pluviométrie. Cette communauté rurale, qui ne dispose pas de l’eau courante, nous a exposé les conséquences en chaîne de mauvaises saisons des pluies, en particulier la déscolarisation des enfants. Développement et maîtrise du réchauffement sont intimement liés : pour chaque demi-degré supplémentaire, ce sont des centaines de millions de personnes fragiles, susceptibles de basculer dans la pauvreté, qui feront face à des risques climatiques croisés. Dans les économies émergentes et développées, un nombre croissant de sondages et d’enquêtes d’opinion témoigne de la préoccupation des gens face aux dégâts environnementaux et de l’aspiration à construire un autre mode de production et de consommation plus vertueux. Des communautés ou des professions s’approprient ces enjeux, se forment, développent des compétences et commencent à agir, à l’échelle des villes ou dans certaines entreprises, y compris dans le secteur de la finance. Des ponts sont jetés entre le monde de la recherche académique et l’ensemble de la société.
P. I. — À quels acteurs pensez-vous plus particulièrement ?
V. M.-D. — Je pense par exemple au monde agricole qui, notamment en France, s’est engagé dans une réflexion et des expérimentations prometteuses. À l’occasion de la sortie du rapport spécial du GIEC de 2019 sur le changement climatique et l’usage des terres, j’ai participé à de nombreuses rencontres avec des agriculteurs et des syndicats agricoles. Ce rapport met l’accent sur la vulnérabilité du système alimentaire au réchauffement et son impact sur les revenus agricoles. Un système qui, je le rappelle, représente un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et un quart des terres dégradées. Nous présentons un ensemble de solutions disponibles dès aujourd’hui, avec de multiples co-bénéfices — amélioration de la qualité des sols, adaptation, atténuation, sécurité alimentaire — et des retours sur investissement sur quelques années seulement. Notre évaluation souligne l’importance des initiatives individuelles ou collectives en faveur d’une alimentation saine et respectueuse de l’environnement, et insiste sur le rôle des politiques publiques en matière de subventions agricoles, de gestion foncière, d’environnement et de santé.
P. I. — Et les citoyens ?
V. M.-D. — Là aussi, on voit émerger une prise de conscience concernant les choix alimentaires individuels et familiaux. D’une manière générale, les gens manquent d’informations claires sur l’empreinte environnementale et l’empreinte carbone des biens de consommation courante. Le peu d’information disponible, sur la consommation des véhicules ou des appareils électro-ménagers, n’intègre pas les émissions associées à leur fabrication. Or, en France, les importations sont responsables de près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre de chaque personne. Cette forte proportion est due à l’utilisation de charbon dans les systèmes de production ou à la déforestation. Je constate également un intérêt accru de la part des entreprises qui se dotent d’outils pour suivre les émissions de gaz à effet de serre associées à leurs achats, leur production ou l’utilisation de leurs produits, et pour en améliorer l’empreinte environnementale.
P. I. — Dans l’un de ses rapports, le GIEC a non seulement gardé l’option nucléaire ouverte mais précisé qu’il fallait construire de nouvelles centrales afin de satisfaire aux objectifs de lutte contre le réchauffement climatique. Une prise de position qui a suscité un certain émoi… Qu’en pensez-vous ?
V. M.-D. — Vous faites référence au rapport sur 1,5 °C. Ses auteurs, des experts du monde entier, ont passé en revue l’état des connaissances sur la base des publications scientifiques, techniques et socio-économiques. Ils ont analysé les dizaines de trajectoires visant à contenir le réchauffement largement en dessous de 2 °C ainsi que leurs caractéristiques. Ces trajectoires ont en commun plusieurs éléments : une production d’électricité bas carbone croissante ; une très forte baisse de l’utilisation du charbon ; une baisse plus graduelle de l’utilisation du pétrole et du gaz (sauf, pour ce dernier, en cas de recours massif au captage et au stockage) ; enfin, une montée en puissance rapide de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables, tout particulièrement pour le solaire. La plupart de ces scénarios prévoient une production d’électricité nucléaire en hausse dans le monde à l’horizon de 2050, mais avec une énorme dispersion de la capacité de production selon les cas et les choix socio-économiques sous-jacents. Pour chaque solution permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre, nous analysons le potentiel, le coût, les co-bénéfices ou les risques d’effets indésirables, ainsi que les conditions de mise en œuvre. Je précise que les rapports du GIEC ne formulent aucune recommandation, mais évaluent toutes les options possibles.
P. I. — À l’arrivée, tout le monde parle du climat mais combien de gens sont-ils réellement prêts à s’engager et à consentir des efforts financiers pour participer à la lutte contre le réchauffement ?
V. M.-D. — L’un des points essentiels du rapport spécial sur 1,5 °C porte sur la notion de transition éthique et juste. C’est-à-dire une action pour le climat qui, à la fois, préserve la biodiversité et protège ceux qui sont les plus vulnérables. Cette question est d’autant plus fondamentale qu’on se trouve face à des différences très marquées selon les niveaux de revenus, selon les générations et selon les lieux de vie. Des différences, aussi, dans les quantités de gaz à effet de serre émis. Les crises sociales récentes liées au prix de l’énergie et au coût des transports montrent à quel point la question de la justice sociale est centrale dans la manière d’agir. Une transition qui pèse trop lourd sur le pouvoir d’achat de certaines catégories de citoyens est vouée à l’échec.
P. I. — Peut-on éviter que certaines mesures soient perçues comme injustes ? Faut-il instituer un système de compensations ?
V. M.-D. — Il est en tout cas essentiel de prendre en compte la dimension sociale dans la construction des transitions bas carbone et de mettre en place des processus de décision plus inclusifs, plus participatifs. Les expériences récentes d’assemblées citoyennes, en Irlande ou au Royaume-Uni, ou les réflexions menées par la Convention citoyenne sur le climat en France ont fait émerger de nouvelles pistes. Les évolutions climatiques futures génèrent une anxiété profonde, y compris chez les adolescents, qui ont du mal à comprendre l’indifférence et l’inaction de leurs aînés. Il est important de leur proposer un cadre qui permette de s’approprier les éléments scientifiques et objectifs afin d’identifier les émetteurs de gaz à effet de serre, de dialoguer, de réfléchir, d’expérimenter et d’apprendre à agir, en particulier dans le temps scolaire, avec des adultes référents.