Politique Internationale — Comment l’urgence climatique influe-t-elle sur la stratégie des grandes utilities (1) ? Cela se traduit-il par l’émergence de nouveaux drivers ?
Colette Lewiner — À Paris en 2015, durant la COP 21, les pays signataires se sont engagés à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) afin de limiter la hausse de la température de la planète à 2 °C en 2050. Les grandes entreprises accompagnent ce mouvement. Il y a urgence à agir car, depuis 2015, au lieu de baisser, les émissions de GES ont augmenté : l’objectif de l’accord de Paris est devenu très difficile, voire impossible à atteindre. Les utilities, qui fournissent du gaz et de l’électricité à un grand nombre de clients, sont parmi les premières concernées. Depuis quelques années, elles transforment leur « mix » de production afin d’y inclure plus de renouvelable et du stockage électrique. À cet égard, la France émet cinq fois moins de GES par kWh produit que la moyenne européenne : c’est le fruit de son mix électrique décarboné, avec une part d’électricité nucléaire à hauteur de 71 % (NDLR : l’électricité nucléaire n’émet pas de GES) et 20 % d’électricité renouvelable. Dans l’avenir, la part du nucléaire devrait diminuer et celle du renouvelable (solaire et éolien) augmenter. Les grandes sociétés pétrolières, comme Total et Shell, sont désireuses à la fois de verdir leurs activités et de profiter des opportunités d’investissement. Elles se tournent résolument vers le renouvelable et l’électricité et achètent des utilities. Ainsi, en 2018, Total a racheté Lampiris en Belgique et Direct Énergie en France. Les pétroliers sont devenus les concurrents les plus redoutables des utilities traditionnelles.
P. I. — Vous n’oubliez jamais de rappeler que l’énergie la plus respectueuse de l’environnement est celle que l’on ne consomme pas…
C. L. — C’est pourquoi l’efficacité énergétique est au cœur de la transition énergétique. Mais les progrès sont lents. Par exemple, le bâtiment ancien abrite un grand nombre de gisements d’économies d’énergie inexploités : les projets d’amélioration sont souvent modestes, voire individuels. En outre, les acteurs sont multiples et leurs intérêts divergent parfois. Quant aux systèmes d’aides publiques, ils sont complexes et peu efficaces. D’ailleurs, l’objectif européen d’un gain de 20 % d’efficacité énergétique à l’horizon 2020 ne sera pas atteint. Dans ces conditions, les utilities, qui touchent une clientèle industrielle, tertiaire et domestique très vaste, sont des acteurs susceptibles d’aider à corriger le tir. Depuis quelques années déjà, elles proposent des services de maîtrise de l’énergie à leurs clients. En France, elles y sont incitées par les pouvoirs publics à travers l’obligation d’acquérir chaque année des « certificats d’économie d’énergie » (CEE). Il y a deux manières de se les procurer : soit en les achetant, ce qui coûte cher ; soit en incitant les clients à économiser l’énergie. Au passage, il reste encore du chemin à parcourir pour développer des tarifs différenciés qui poussent à consommer l’électricité au moment où elle est abondante — quand il y a beaucoup de vent ou de soleil — et peu chère, en dehors des pics de demande.
P. I. — Le développement des véhicules électriques pousse les utilities, et surtout les pétroliers, à lancer des offres liées à la recharge des batteries…
C. L. — Ce positionnement dans les services correspond à la demande des clients : ceux-ci veulent des offres personnalisées et respectueuses de l’environnement. Voilà pourquoi l’électricité verte, dont il faut pouvoir vérifier l’origine, a du succès et pourrait être vendue avec un premium.
La révolution digitale est aussi un levier que les utilities devraient davantage utiliser. Le big data et l’intelligence artificielle contribuent à mieux connaître les habitudes de consommation individuelles et à analyser les raisons pour lesquelles certains clients décident de changer de fournisseur. De même, la connaissance fine des variations du vent permet de prédire la production d’électricité éolienne et de faciliter ainsi la gestion du réseau électrique.
La possibilité d’augmenter leur production d’électricité renouvelable à des coûts attractifs incite les utilities à se développer à l’international : elles tirent profit des emplacements géographiques privilégiés — les zones très ensoleillées — et du système des aides étatiques ou régionales, comme les « tax credits » aux États-Unis.
P. I. — Ces évolutions dont vous faites part contraignent-elles les acteurs à se réorganiser ?
C. L. — Rappelons que les réseaux électriques et gaziers sont des monopoles naturels et qu’ils sont régulés par des autorités indépendantes. C’est le rôle, en France, de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Pour accélérer la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz, la Commission européenne a fait voter en 2009 la troisième directive, dite de l’Unbundling, qui oblige à séparer capitalistiquement les réseaux de transport électriques des activités de vente. Cette disposition répond à la crainte de voir ces fournisseurs d’énergie abuser de leurs positions dans les réseaux. En France, le RTE (Réseau de transport d’électricité) est devenu une filiale d’EDF gérée de façon autonome. Les réseaux de distribution ont été soit séparés capitalistiquement, soit gérés « arm’s length » comme c’est le cas pour Enedis en France. Ces réorganisations ont constitué une première séparation entre activités régulées et activités non régulées. Ces deux types d’activités n’ont d’ailleurs ni le même modèle d’affaires ni le même profil financier.
En 2018, les grandes utilities allemandes se sont réorganisées pour la deuxième fois : les activités régulées des réseaux et la commercialisation sont désormais détenues par E.ON tandis que la production centralisée à base de gaz, de lignite et de charbon — plus le renouvelable — dépend de RWE.
P. I. — Y a-t-il d’autres exemples ?
C. L. — D’autres utilities européennes ont séparé capitalistiquement leurs activités renouvelables. Ainsi, en 2008, l’italien Enel a introduit en Bourse « Enel Green Power », ce qui lui a -permis de devenir le plus gros acteur international dans ce -secteur. Enfin, des sociétés comme Engie ont cédé depuis quelques années des actifs « carbonés » pour acquérir à la place des actifs plus « verts ». En conclusion, je dirai qu’il n’y a pas de modèle -universel. L’-organisation doit être au service de la stratégie.
P. I. — À partir de quel moment les utilities vont-elles commencer à tirer profit de la transition énergétique ?
C. L. — La dérégulation des marchés européens, lancée il y a plus de vingt ans, s’est traduite par une réelle concurrence sur les marchés de vente au détail. Par exemple, chose impensable il y a dix ans, plus de trente acteurs sont présents sur les marchés français et ils sont encore bien plus nombreux dans d’autres pays européens. Cette concurrence, bonne en principe pour le consommateur, a entraîné une baisse des prix et donc une dégradation des finances des utilities européennes. Celles-ci sont bien moins rentables que leurs cousines américaines qui n’ont pas subi cette dérégulation. En 2018, leur marge d’Ebitda (2) sur chiffre d’affaires s’est élevée en moyenne à 18 %, contre 33 % pour les utilities américaines. La transition énergétique, c’est aussi bien sûr le renouvelable : au départ, les activités ont bénéficié de fortes subventions payées par le consommateur final. Ensuite, leurs coûts ont baissé de manière impressionnante, plus de 50 % en dix ans. Les subventions, qui coûtent cher au consommateur final, ont donc diminué. En général, les activités renouvelables sont rentables, mais consommatrices de capitaux. Certaines utilities, comme « EDF Renouvelables », s’appuient sur un modèle peu capitalistique : après avoir mené à bien la construction de parcs éoliens ou de fermes solaires et les avoir exploités quelques années, elles les revendent avec, le plus souvent, un bon retour sur investissement. D’autres modèles commencent à pénétrer l’Europe, comme celui très développé aux États-Unis des PPA (Price Purchase Agreements) qui assure au fournisseur, dans le cadre d’un contrat avec un gros consommateur, un prix d’achat de l’électricité renouvelable garanti sur une longue période. Pour ce type de projets, la concurrence est très forte entre les utilities, les pétroliers et les fonds d’investissement. Aujourd’hui, il est facile d’obtenir des crédits, et les taux d’intérêt sont bas, ce qui explique l’attrait de ces activités.
P. I. — Comment les outils de production sont-ils impactés par l’évolution de la situation, entre sécurité des approvisionnements, indépendance énergétique et urgence climatique ? Les utilities peuvent-elles faire face aux besoins capitalistiques liés à cette transformation du paysage ? Plusieurs opérateurs évoquent un mur d’investissements…
C. L. — De nombreux gouvernements européens se sont dotés de plans de transition énergétique. En France, la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) de 2019 prévoit la réduction de la part de l’électricité nucléaire dans le « mix électrique » à 50 % en 2035, contre plus de 75 % actuellement. La PPE envisage également l’arrêt des centrales au charbon en 2022 et une accélération très importante de la construction de fermes solaires et éoliennes jusqu’à atteindre 40 % du mix électrique en 2030. De son côté, l’Allemagne a adopté à l’été 2019 un plan de fermeture définitive en 2038 de ses centrales au charbon et au lignite qui représentent actuellement 37 % de sa production. D’ici à 2022, 12,5 gigawatts (GW) auront été éliminés, soit l’équivalent de 12 centrales nucléaires.
P. I. — Bref, avant même d’évoquer les conséquences financières de ces transformations, vous revenez sur les bouleversements qu’ils impliquent pour l’industrie…
C. L. — Les deux volets sont liés. Ces fermetures de réacteurs entraînent des coûts importants à court terme — reclassement des collaborateurs, nettoyage de sites… — ainsi qu’à moyen et long terme avec, notamment, la déconstruction des centrales nucléaires. Ces coûts sont provisionnés dans les comptes des utilities européennes ou mieux, comme en France, elles font l’objet d’investissements dans des actifs de long terme dédiés à ces déconstructions nucléaires. Il faudra aussi investir dans les moyens de remplacement des centrales arrêtées : en France toujours, les pouvoirs publics ont proposé à EDF la construction de six nouveaux réacteurs.
Pour faire face à ces besoins en capitaux, qui concernent également les énergies renouvelables, les utilities peuvent céder leurs actifs non stratégiques, augmenter leur dette ou encore demander à leurs actionnaires de financer des augmentations en capital. Autant d’opérations qui ont souvent déjà été effectuées. Les gouvernements peuvent aussi prévoir de verser des subventions : c’est ce qu’a fait l’Allemagne, qui a promis 40 milliards d’euros à l’industrie charbonnière. Mais cela ne sera pas suffisant. Il faut que les utilities continuent d’améliorer leur rentabilité en simplifiant leurs processus internes et en maîtrisant leurs coûts grâce aux outils digitaux. En France, il faudrait revoir la régulation du secteur : comme au Royaume-Uni, cela permettrait aux projets nucléaires qui produisent de l’électricité décarbonée d’avoir une visibilité sur leurs revenus. Et donc de trouver plus facilement des financements externes, comme c’est le cas avec le renouvelable.
P. I. — Dans ce contexte, l’électricité est-elle l’énergie du futur ?
C. L. — Malgré les économies d’énergie, la demande d’électricité est stable, voire en légère augmentation. Cette tendance est due au développement de nouveaux usages liés à la communication, aux échanges de données et au transport électrique. L’électricité est le vecteur énergétique du futur car elle permet de décarboner le secteur des transports — voiture électrique, chemins de fer, avions électriques dans le futur… — qui est fortement consommateur d’hydrocarbures. En outre, sa souplesse d’utilisation se marie bien avec le digital.
P. I. — Les pouvoirs publics sont-ils conscients de la nécessité de concevoir des politiques et des outils qui permettent de donner un tour concret à la lutte contre le réchauffement climatique ?
C. L. — L’Europe est la région du monde qui s’attaque le plus sérieusement au dossier. Dès 2008, elle a adopté la directive « Climat-Énergie » qui vise une réduction de 20 % des émissions de GES en 2020 par rapport à 1990. Cet objectif devrait être atteint, voire dépassé. L’objectif de réduction de 40 % de ces émissions en 2030 sera, en revanche, plus difficile à mettre en œuvre. Pour ce faire, les gouvernements européens ont presque tous adopté des plans de transition énergétique, ce qui est vertueux. Ces plans, qui visent le moyen terme, manquent néanmoins de mesures concrètes. Actuellement, il existe un décalage entre les promesses politiques et les mesures immédiates : les mots sont là, les actions pas encore.
Par exemple, une simple mesure débattue depuis de nombreuses années, mais pas encore appliquée, consisterait à imposer en Europe un prix du carbone suffisamment élevé pour inciter les acteurs de l’énergie et les institutions financières à investir plus rapidement dans des technologies plus propres. En France et dans le monde, moins de 50 % des taxes environnementales et des produits assimilés servent à améliorer notre environnement. Une mesure simple, mais douloureuse pour le bouclage des budgets des États, serait de les allouer à 100 % à l’urgence climatique. Elles seraient dans doute mieux acceptées par la population. À cet égard, rappelons que la crise des Gilets jaunes en France est partie d’une nouvelle taxe écologique sur les carburants.
P. I. — Comment les équipes en place s’adaptent-elles à ce changement de paradigme ? La transition est-elle laborieuse ?
C. L. — Les collaborateurs font face à la fois au changement lié à la transition énergétique et à celui résultant de la révolution numérique. Selon des enquêtes récentes, les salariés des moyennes et grandes entreprises françaises ont le sentiment de vivre une « révolution numérique positive ». Mais ils sont aussi une majorité à réclamer plus d’accompagnement. Les utilities, qui ont vécu longtemps dans des situations de monopole confortables pour les collaborateurs, ont entamé depuis plusieurs années un processus d’adaptation à ce double changement, énergétique et numérique. S’agissant du premier volet, la transition énergétique et la libéralisation des marchés entraînent le passage d’une production centralisée à une production décentralisée et renouvelable, d’une position dominante sur les marchés de détail à une concurrence de plus en plus rude. Quant à la révolution digitale, elle impacte les collaborateurs dans leur façon de construire — avec les maquettes numériques —, d’exploiter — avec les réseaux intelligents — et de mieux assurer toutes les opérations de maintenance, grâce à l’exploitation des données. Le virage numérique transforme également la relation avec les clients, avec une communication de plus en plus digitale et le recours à de nouveaux services via les objets connectés. C’est en établissant un mode de travail moderne avec des outils digitaux efficaces, comme ceux qu’on utilise dans la vie de tous les jours, et en mettant leurs collaborateurs au centre de leurs préoccupations que les utilities pourront attirer les talents dont elles ont besoin pour devenir des leaders dans un monde changeant et complexe.
P. I. — L’Observatoire Capgemini des marchés de l’énergie en est déjà à sa 21 e édition. Depuis les premières publications, quelles évolutions majeures ont été enregistrées ? Lesquelles sont les plus surprenantes ?
C. L. — Depuis sa création, l’Observatoire a lui-même beaucoup évolué pour refléter les évolutions du marché. Centré au départ sur un nombre limité de pays européens et axé autour de la libéralisation des marchés de l’électricité puis du gaz, il a ensuite élargi son périmètre à l’Europe des 28. Après l’adoption de la directive Climat-Énergie, l’Observatoire s’est enrichi de sujets liés à l’environnement. Dans ce sillage, pour prendre en compte l’aspect global de la pollution atmosphérique et de l’urgence climatique, notre travail a acquis une dimension résolument internationale. Son nouveau nom témoigne de cette évolution : WEMO pour World Energy Markets Observatory. L’Observatoire couvre aujourd’hui, outre l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Australie, l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est. Cette couverture complète nous permet de mieux analyser l’interaction entre la géopolitique et l’énergie. Cette année, nous avons souligné que, grâce à la production croissante de gaz et de pétrole de schiste, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole et exportateur en gaz. N’étant plus dépendants pour leur approvisionnement en pétrole, leur politique vis-à-vis de certains pays de l’OPEP s’est modifiée, comme le montrent les sanctions décrétées contre l’Iran et le Venezuela. Les États-Unis font pression par ailleurs sur certains pays européens comme l’Allemagne pour leur vendre leur gaz sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL).
P. I. — Dans ce contexte, quels sont les grands gagnants de cette nouvelle géostratégie de l’énergie ? Celle-ci est-elle compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique ?
C. L. — Avec un certain aveuglement, les pays occidentaux ont laissé la Chine acquérir une position dominante dans la production des terres et métaux rares indispensables à la réussite de la transition énergétique. Pour retrouver une certaine indépendance en termes d’approvisionnement de ces minerais, certains pays comme les États-Unis ou la France ont récemment adopté des plans stratégiques : ils encouragent, par exemple, le recyclage de ces éléments, la recherche de matériaux de substitution ou encore l’ouverture de mines. Cette année, l’Observatoire a également tiré la sonnette d’alarme sur le dossier climatique. Compte tenu de la croissance des émissions de GES, les objectifs de l’accord de Paris ne seront probablement pas atteints. Face à cette situation, je l’ai dit, il faut non seulement engager des actions plus fortes, mais aussi adopter une attitude pragmatique. Prenons l’exemple de la consommation de charbon : elle sera à la hausse dans les pays en développement dont les gouvernements veulent donner à tous les citoyens un accès à l’électricité. C’est le cas de l’Inde. Il faut donc redoubler d’efforts pour industrialiser les technologies de charbon plus propre.
Dans le domaine du risque lié à la fonte de la calotte glaciaire, les gouvernements et les municipalités devraient construire des digues et des barrages afin de protéger les zones qui risquent d’être inondées. Quant aux entreprises, elles doivent inclure dans leurs analyses les risques liés au changement climatique et concevoir des installations industrielles capables de résister à plusieurs catastrophes climatiques simultanées. D’une manière générale, dans le monde occidental, nous devons tous nous efforcer d’adopter progressivement un mode de vie plus respectueux de l’environnement et plus sobre en énergie. Les pays en développement, dont les classes aisées adoptent le mode de vie occidental, pourraient innover en développant des modèles plus proches de leurs traditions. Cela passe par un effort d’éducation et de communication objective et dépassionnée sur l’énergie qui est un bien vital, mais complexe à appréhender.
(1) Secteur regroupant les entreprises de production et de distribution de gaz, d’électricité et d’eau.
(2) Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization.