Politique Internationale — Pour les producteurs d’énergie aussi bien que pour les consommateurs, l’efficacité énergétique s’est imposée comme une notion incontournable. Maîtriser sa consommation pour consommer moins est quasiment devenu un leitmotiv. Pourtant, la demande d’électricité ne cesse de croître, partout dans le monde. Comment expliquer ce paradoxe ?
Valérie Faudon — L’évolution démographique est la première responsable de cette accélération. La Banque mondiale prévoit que nous serons 9 milliards d’humains en 2050. Cette hausse s’accompagnera d’un rattrapage des pays émergents en matière de consommation d’électricité : il faut rappeler qu’aujourd’hui un milliard de personnes n’y ont toujours pas accès. La situation des villes est très intéressante : en 2020, plus de 55 % de la population mondiale est rassemblée dans des villes, soit 4,2 milliards d’individus. À l’horizon de 2050, les projections prévoient que ce chiffre grimpera à 6,7 milliards. En moins de dix ans, la population urbaine va encore s’envoler, et ce n’est probablement pas fini. Dans les pays en voie de développement, où le phénomène d’urbanisation est encore plus accentué, l’augmentation de la demande d’électricité doit se lire à la lumière de l’exode rural : lorsqu’ils s’installent en ville, les gens changent de mode de consommation. Ce n’est plus la biomasse qui va leur permettre de chauffer leurs aliments mais l’électricité. Ils découvrent en parallèle de nouveaux besoins comme le chauffage-climatisation, l’éclairage ou le recours aux appareils électroménagers, tous gourmands en électricité. Attention, ce n’est pas leur consommation d’énergie qui augmente — au contraire, celle-ci recule, la biomasse étant peu efficace et très énergétivore —, mais leur consommation d’électricité. Les nouveaux citadins sont confrontés à de nouveaux usages de l’énergie, dans lesquels l’électricité joue un rôle prépondérant.
P. I. — L’évolution du mode de vie domestique, si profonde soit-elle, n’est pas non plus la seule à doper la demande d’électricité…
V. F. — Partout dans le monde, l’électrification grandissante des moyens de transport contribue à l’accroissement de la demande. Plus la ville est dense, plus il est facile de développer des transports collectifs (métro, tramway et bus) ainsi que des flottes de véhicules électriques en libre-service. Ces équipements permettent de réduire à terme les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi d’améliorer la qualité de vie en diminuant la congestion routière et la pollution. Prenons une cité comme Shenzhen en Chine : les bus sont désormais tous électriques — soit 19 000 unités —, et les 21 000 taxis leur emboîteront bientôt le pas. Le projet de ville du futur « Sidewalk » développé par Google à Toronto est très clair : les deux tiers des trajets seraient effectués en transport en commun, à pied ou à vélo, le tiers restant en petites voitures électriques grâce à un service d’autopartage spécialement dédié. Après l’urbanisation et les transports, les « smart cities » sont le troisième grand levier de croissance de la consommation d’électricité : certes, les « villes intelligentes » ont parfois mauvaise presse en raison des possibles fuites de données personnelles, mais les nouvelles technologies sont devenues indissociables du pilotage des ensembles urbains. Les exemples d’outils mis en place sont légion : ainsi ce dispositif qui optimise le fonctionnement des feux de circulation aux croisements ; celui qui gère les circuits de livraison des enseignes commerciales ; ou cet autre qui développe les trajets partagés. Bien sûr, cette nouvelle gamme d’équipements et de services doit être examinée de près par les autorités compétentes en matière de respect des libertés individuelles, mais force est de constater son utilité auprès des personnes. La ville d’aujourd’hui est électrique, et celle de demain le sera encore plus.
P. I. — Cette hausse de la consommation d’électricité concerne-t-elle tous les types de villes à travers le monde ou constate-t-on de grandes variations d’une région à l’autre ?
V. F. — Avant toute chose, je tiens à préciser que les phénomènes que je viens d’évoquer — urbanisation, hausse de la demande d’électricité, smart cities… — ne sont pas des tendances en pointillé mais sont étayés au plus près par les chiffres. Les rapports du Word Energy Council (WEC) — le Conseil mondial de l’énergie, agréé par l’ONU — et de Renewable Energy Policy Network for the 21st Century (REN21) fournissent de précieux enseignements. Ils sont complétés par un important matériel statistique, émanant de nombreux organismes. S’agissant de la typologie des villes par rapport à leur consommation d’électricité, les trois grandes zones que sont l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie présentent chacune leurs spécificités. Aux États-Unis, la faible densité de population — avec des agglomérations très étendues comme Dallas ou Los Angeles — fait que les déplacements s’effectuent très majoritairement en voiture à moteur thermique. En Asie, où la densité est beaucoup plus élevée, c’est le contraire : la demande d’électricité est très forte afin de répondre aux besoins de mobilité des gens. Si l’on considère l’unité de référence qu’est le gigajoule par habitant — à savoir sa consommation d’électricité pour se déplacer —, on constate que Londres, Paris ou Francfort présentent des seuils assez semblables.
P. I. — Certes, les villes ont de plus en plus besoin d’électricité : la logique est à la fois pratique, économique et technologique. Mais où vient se nicher le volet climatique ?
V. F. — L’urgence climatique guide toutes les réflexions. L’urbanisation galopante — dès 2030, 700 villes accueilleront plus d’un million d’habitants, et 40 plus de 10 millions — est d’autant plus scrutée qu’elle contribue très fortement au réchauffement : plus de 75 % des émissions directes de CO2 sont produites par les villes, avec un impact majeur en termes de pollution. Dans ce contexte, les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) insistent sur la nécessité d’une efficacité énergétique renforcée pour tenir les objectifs de la COP21. Rappelons que l’accord de Paris a entériné la limitation de la hausse des températures à 2 °C d’ici à 2100, avec l’espoir de se rapprocher de 1,5 °C selon le scénario le plus dynamique. Mais, toujours selon le GIEC, les gains en matière d’efficacité énergétique ne suffisent pas : les trajectoires des scientifiques misent aussi sur un doublement de la part de l’électricité dans la consommation totale d’énergie, pour dépasser 40 % en 2050. La production d’électricité bas carbone est en effet un enjeu crucial pour offrir une alternative au fossile — notamment dans le transport — et pour agir efficacement contre les émissions de CO2. Il n’est pas inutile de préciser que le moteur électrique consomme non seulement moins d’énergie primaire que le moteur thermique traditionnel, mais qu’il se montre aussi bien plus respectueux de l’environnement. Fin 2018, certains observateurs s’étaient étonnés de voir le GIEC encourager un développement de l’industrie nucléaire. L’explication est simple : comme la production d’électricité par l’atome ne dégage pas de CO2, la pérennité de cette filière ne se discute pas vraiment.
P. I. — Parmi les mégalopoles de la planète, lesquelles sont les plus vertueuses en termes de consommation d’énergie ?
V. F. — La lutte contre le CO2 est un horizon de plus en plus balisé. À preuve, selon REN21, quelque 10 000 villes ont déjà adopté des objectifs de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Si l’on prend les métropoles, une bonne vingtaine se sont promis d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Certes, il s’agit exclusivement de représentantes des économies développées — comme New York, Londres, Paris, Copenhague ou Barcelone —, mais les pays du Sud ne sont pas hors du jeu. Simplement, ils doivent faire coïncider l’urgence climatique avec la nécessité de doter leurs populations d’un grand nombre d’infrastructures : des programmes industriels énergétivores mais indispensables pour permettre à ces pays de franchir un cap en matière d’équipements. Compte tenu de la densité par habitant des bassins concernés, la protection de l’air et la gestion des déchets y sont deux sujets de préoccupation extrêmes. Le rapport de REN21 rappelle que les objectifs affichés par les villes sont assortis d’un certain nombre de mesures opérationnelles qui ne permettent pas, pour autant, de déterminer un modèle de décarbonation standard. Selon la typologie des villes et des continents — notamment sur le plan climatique —, la part des usages de l’énergie subit des inflexions considérables, entre le poids du chauffage, de la climatisation, du transport ou encore de la consommation spécifique d’électricité pour telle ou telle activité. Une diversité qui n’empêche évidemment pas de travailler sur une méthodologie globale de lutte contre le réchauffement : la Carbon Neutral Cities Alliance (CNCA) s’y emploie en encourageant les plus grandes villes mondiales à collaborer pour réduire les émissions de CO2. Outre l’importance des initiatives locales, le CNCA souligne la nécessité d’un soutien sans faille des acteurs institutionnels. Autrement dit, les actions isolées, ou relevant du cas particulier d’une ville, ne sont pas à mésestimer mais, plus elles s’inscrivent dans un cadre général, relayées par les politiques gouvernementales, plus elles sont efficaces.
P. I. — Parlons de l’alimentation en électricité d’une ville : le schéma le plus vertueux passe par une fourniture 100 % renouvelable. Certaines associations environnementales prévoient des scénarios entièrement verts à compter de 2050, aussi bien pour le gaz (via le bio-méthane) que pour l’électricité. Ces trajectoires sont-elles réalistes ?
V. F. — Je prendrai l’exemple de la région parisienne car il est très parlant. Dans son dernier rapport sur le sujet, RTE (NDLR : la filiale d’EDF qui gère le réseau haute et très haute tension) prévoit une augmentation de 13 % de la consommation d’électricité de la région Île-de-France d’ici à 2030. Précision : cette croissance intègre les gains réalisés en matière d’efficacité énergétique. Le développement des énergies renouvelables offre certes un gisement de production d’électricité supplémentaire mais il est bien loin de pouvoir répondre à la hausse de la demande. En 2018, malgré l’essor du solaire (+ 13 %) et de l’éolien (+ 30 %) conjugué à l’apport de la biomasse, l’Île-de-France n’a pas produit plus de 5 % de sa consommation électrique. Pour sa sécurité d’approvisionnement, la région est restée très fortement tributaire des centrales nucléaires des régions voisines, capables de fonctionner 24 heures sur 24. Cet exemple n’est pas un cas isolé : en dépit de la montée en puissance des énergies vertes, c’est bien le parc nucléaire français qui reste en pole position pour alimenter le pays en électricité décarbonée.
P. I. — Vous évoquez la nécessité de s’appuyer sur le nucléaire pour contribuer à la décarbonation des villes. Mais comment faire accepter cette idée au citoyen ? Comment faire admettre que des centrales puissent être implantées à proximité des grands centres urbains ? On sait que l’atome civil suscite de grandes craintes…
V. F. — Aujourd’hui, les centrales nucléaires sont implantées à distance des centres urbains, ce qui ne pose aucun problème pour alimenter les villes, puisque l’électricité se transporte très facilement. À noter que ceux qui habitent à proximité des installations ne partagent pas en général les craintes que vous mentionnez : ils connaissent, en effet, les caractéristiques de ce type d’installation, la façon dont le contrôle de la sûreté est effectué, et sont régulièrement informés de l’activité du site. À noter aussi, et ce sera de plus en plus important à l’avenir, que les centrales nucléaires présentent l’avantage d’avoir une empreinte au sol très faible : elles produisent beaucoup d’électricité sur très peu de terrain. Ce mode de production ne contribue pas à la bétonisation des territoires, et est très protecteur de la biodiversité. Au-delà de la question électrique, on parle de plus en plus de petits réacteurs nucléaires qui, à l’avenir, pourraient servir à décarboner les réseaux de chaleur urbaine, eux aussi très émetteurs de CO2. Ces small modular reactors (SMR), d’une capacité de 10 à 300 mégawatts, doivent présenter de nouveaux modèles de sûreté afin de pouvoir se rapprocher des villes. Un pays comme la Finlande travaille actuellement sur un projet de SMR destiné à alimenter ses réseaux de chauffage urbain. Ces réacteurs plus petits sont aussi susceptibles d’être enterrés. Bref, un certain nombre d’obstacles qu’on oppose généralement au développement du nucléaire pourraient tomber grâce à cette technologie.
P. I. — Diriez-vous que les maires ont compris cette nécessité de décarbonation et qu’ils sont prêts à intensifier leur politique en faveur de l’électricité ?
V. F. — Les maires sont d’abord et avant tout pragmatiques. Les solutions qu’ils privilégient sont celles qui contribuent au bien-être de leurs concitoyens. Je ne dis pas que les édiles ne se soucient pas de l’avenir de la planète mais leurs préoccupations sont plus terre à terre : quelle qualité de vie j’apporte au quotidien à mes administrés, qui sont aussi mes électeurs ? Les maires savent qu’ils vont être jugés en fonction d’actions très concrètes. À ce titre, la sécurité d’approvisionnement électrique est ultra-prioritaire. On pourrait croire que les économies développées ont parfaitement verrouillé ce dossier, mais ce n’est pas le cas : à l’été 2019, en plein mois d’août, une ville comme Londres a été confrontée à une panne de grande ampleur qui a privé plus d’un million d’habitants d’électricité pendant une durée de quinze à cinquante minutes. Dans la foulée, quelque 1 500 trains ont été annulés ou retardés et certaines installations sensibles, comme un hôpital et un aéroport, ont vu poindre le danger d’un incident qui se prolongerait. Cet exemple est symptomatique : il montre à quel point les grandes villes doit se prémunir contre un risque de black-out. Dans ses recommandations, le CNCA préconise une action à un double échelon : d’une part, accroître la production locale d’électricité renouvelable ; d’autre part, nouer des partenariats visant à décarboner les livraisons d’électricité importée, ce qui recouvre aussi bien la fourniture d’énergie nucléaire que l’aménagement d’un réseau intelligent, comme le projet Sidewalk en Ontario : l’alimentation de la province repose d’abord sur le réseau national, très peu carboné grâce au nucléaire, mais aux heures de pointe la combinaison locale de production solaire, de batteries et d’un système de tarification incitatif doit permettre d’éviter de tirer exagérément sur le réseau national, plus carboné à ces moments-là. Plus que jamais, l’idée d’un mix électrique équilibré devient la règle.