Politique Internationale — Jamais on n’a autant parlé d’énergie, jamais non plus la compétition n’a été aussi vive entre les différentes sources d’énergie : charbon, pétrole, gaz, éolien, solaire, biomasse… Que vous inspire cette bataille à l’heure où la plupart des experts plaident pour un « mix » énergétique équilibré ?
Brice Lalonde — Pendant longtemps, les questions d’énergie, de même que celles relatives à l’eau, ont été très peu débattues au sein des Nations unies. Les dossiers alimentaires avaient la priorité. Aujourd’hui, la situation a changé : d’abord, tous les pays mesurent à quel point ils ont besoin d’énergie, aussi bien pour se développer que pour conserver leur niveau de développement. L’ensemble des dirigeants admet que, sans approvisionnement en énergie, leurs pays respectifs sont voués au dépérissement. Ensuite, autre facteur de cette primauté, l’accès à l’énergie devient de moins en moins facile : les ressources pétrolières, en particulier, ne sont plus considérées comme inépuisables. Y a-t-il, pour autant, une compétition entre les différentes sources ? Elles ont plutôt tendance à s’empiler les unes sur les autres. Le fossile reste ultra-dominant, avec 80 % de la consommation mondiale. Certes, félicitons-nous de la montée en puissance du renouvelable, mais ce dernier n’est pas encore en mesure — loin s’en faut — de constituer une alternative. Le véritable enjeu réside dans le développement des usages de l’électricité au détriment des fossiles et, bien entendu, dans sa production décarbonée : hydraulique, nucléaire, solaire, éolienne, marine, géothermique…
P. I. — Pour l’instant, les différentes sources d’énergie cohabitent pacifiquement, dites-vous. Mais cela pourrait ne pas durer…
B. L. — Les décisions en matière énergétique correspondent le plus souvent à des choix politiques. À commencer par le nucléaire : on voit que l’Allemagne a décidé d’en sortir tandis que la Chine mène plusieurs projets. Tout dépend des orientations gouvernementales qui elles-mêmes tiennent compte de la lutte contre le changement climatique, des exigences de sécurité nationale et des coûts pour la population. Parallèlement, davantage qu’un duel entre les énergies, on constate des rivalités au sein d’une même filière. C’est le cas notamment du gaz, avec des producteurs historiques comme les États-Unis, la Russie, l’Iran ou le Qatar et de nouveaux venus tels que le Mozambique, les pays du Levant, bientôt le Sénégal… tous extrêmement soucieux d’étendre leurs débouchés. Et je ne parle même pas du pétrole où, derrière les opérateurs, les puissances se livrent une guerre d’influence. Au sein d’un même secteur énergétique, la bataille peut faire rage ! Ainsi le gaz contre le charbon ou les renouvelables contre le nucléaire dans la production d’électricité.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas avoir une vision monolithique des filières. Les énergies renouvelables, par exemple, couvrent un éventail de sources de chaleur très large : solaire thermique, géothermie, biomasse, pompes à chaleur… qui se substituent avantageusement aux énergies fossiles, alors qu’on cite toujours les éoliennes électriques ou le photovoltaïque. Et ce dernier se prête autant à l’alimentation du réseau qu’à l’autoconsommation, deux options qui illustrent des visions différentes de l’avenir énergétique.
P. I. — En France justement, le débat est vif entre le gaz et l’électricité. Chaque camp prétend être le plus confortable et le moins coûteux pour chauffer les ménages…
B. L. — Le débat s’organise précisément autour d’un projet de réglementation thermique des bâtiments, dit RT 2020, destiné à servir de référence pour l’avenir. Les enjeux sont importants car, chaque année, 400 000 logements neufs sortent de terre et le même nombre de bâtiments anciens sont rénovés. On sait que l’isolation et le mode de chauffage pèsent lourdement dans la lutte contre le changement climatique. Les pouvoirs publics, depuis longtemps, réglementent la consommation d’énergie des bâtiments. Et c’est là que les choses se compliquent : dans le dernier texte actuellement en vigueur — la réglementation thermique, dite RT 2012 —, la consommation d’énergie ne doit pas dépasser 50 kilowattheures (kWh) par mètre carré et par an. Du moins pour le gaz, car, pour l’électricité, ce seuil est pratiquement de 20 kWh, ce qui la rend beaucoup moins attractive.
P. I. — Pourquoi un tel différentiel ?
B. L. — Parce que l’électricité n’est pas une énergie primaire, contrairement au gaz, et que, historiquement, sa production résultait d’un processus de transformation des énergies fossiles (charbon, fioul ou gaz). Les pouvoirs publics continuent à considérer la production et l’utilisation de l’électricité comme moins vertueuses sur le plan écologique que le recours direct au gaz, bien que l’électricité ne doive pratiquement plus rien aux énergies fossiles. Ils ont donc pénalisé l’électricité par un handicap qui consiste à multiplier sa consommation réelle dans les bâtiments par 2,58. L’association Équilibre des énergies que j’ai l’honneur de présider s’insurge contre ce mode de calcul car l’électricité est précisément l’un des meilleurs vecteurs de la transition énergétique : elle est produite en France sans émissions de CO2, elle remplace efficacement et proprement les énergies fossiles dans la plupart de leurs usages et elle est l’alliée du digital. Tandis que les hydrocarbures sont importés et contribuent au dérèglement du climat. Curieusement pourtant, si l’on en croit le projet de Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), la feuille de route de la politique énergétique pour les prochaines années, les pouvoirs publics s’avouent favorables à une part fortement croissante d’électricité dans la consommation d’énergie des Français. Il faudra bien un jour redonner de la cohérence à tout cela.
P. I. — À partir de quel moment avez-vous commencé à vous intéresser aux problématiques environnementales. Y a-t-il eu un déclic ?
B. L. — Je me souviens de deux moments en particulier. Le premier, en juillet 1969, coïncide avec l’expédition américaine sur la Lune : les photos prises alors de la Terre donnent une idée de la petitesse de notre planète et de la nécessité de la protéger. Le second moment, au début des années 1970, est né de la volonté de Georges Pompidou de construire une voie express qui devait traverser Paris de part en part : à l’époque, je faisais partie de ceux qui ont combattu vigoureusement le projet, avec succès. Ensuite, il y a eu des balises plus institutionnelles. En 1986, baptisée année européenne de l’environnement, Simone Veil et moi avons organisé la première conférence en France sur le changement climatique. Ma nomination en 1988 comme ministre de l’Environnement au sein du gouvernement Rocard a inauguré quatre années passionnantes : en 1989, la conférence de La Haye donne l’occasion à trente pays de lancer un appel solennel, qui sera le ferment du sommet de la Terre en 1992 à Rio de Janeiro. Au passage, il convient de noter que cette prise de conscience inaugurale d’une planète en quête de protection n’a pas été impulsée par les Européens. Juste après mon entrée en fonctions au gouvernement, l’un de mes premiers déplacements a été une conférence sur le sujet au Colorado, organisée par Time Magazine. Par un cruel revers du destin, la même Amérique, celle de Donald Trump, a décidé de se retirer de l’accord sur le climat de 2015. On ne peut que déplorer de voir ce pays parmi les principaux pollueurs se désengager ainsi, au mépris de toutes les réalités environnementales.
P. I. — Au regard de votre parcours, on ne s’attend pas à vous voir prendre parti pour le nucléaire. Pourtant, vous défendez la place de l’atome dans le « mix » énergétique. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis sur ce dossier ?
B. L. — Je ne suis plus antinucléaire ! S’il faut remplacer une énergie aujourd’hui, c’est le fossile, non le nucléaire. Dans les années 1970, l’atome véhiculait un vrai sentiment de peur, et je faisais partie de ceux qui réclamaient un moratoire sur cette industrie. Mais force est de constater que, depuis 1973, le parc français fonctionne sans anicroches significatives. À l’heure de la lutte contre le réchauffement climatique, le gros atout du nucléaire réside dans sa quasi-absence d’émissions de CO2. Ensuite, c’est un outil de production très dense : une centrale ne prend quasiment pas de place sur le territoire. Enfin, sur la question des déchets, je milite pour la transmutation. Des réacteurs transmuteurs devraient permettre de neutraliser les déchets radioactifs, ou plus exactement d’éliminer leur dangerosité à l’horizon de 300 ans. Imaginons une quinzaine de ces transmuteurs répartis à travers l’Europe : les déchets ne seraient plus considérés comme l’obstacle ultime à l’exploitation des centrales. Je respecte bien sûr les positions des antinucléaires, mais je relève qu’ils sont plus prompts à s’inquiéter des dangers potentiels de cette industrie que de l’impact bien réel sur la planète du réchauffement climatique.
P. I. — Considérez-vous que le pilotage du nucléaire ne bute aujourd’hui sur aucun obstacle ?
B. L. — À mon avis il manque un étage international à la gouvernance du nucléaire. Il y a des pays sans démocratie qui exploitent des réacteurs mal entretenus. Une association internationale appelée Wano (NDLR : World Association of Nuclear Operators) représente l’ébauche de cet étage. Elle
regroupe tous les exploitants et organise régulièrement des inspections très poussées dans les installations de ses membres. C’est déjà une réussite remarquable, mais elle n’a pas le pouvoir d’obliger un État à fermer une centrale dont les conditions d’exploitation seraient détériorées. Il lui faudrait un relais institutionnel. Cela pourrait être un nouveau mandat pour l’agence de l’ONU en charge du nucléaire, l’AIEA.
P. I. — Pour le moment, la filière française patine à cause de son EPR. Avec le recul, est-ce une bonne chose que d’avoir lancé ce projet de nouveau réacteur ? Face à la situation actuelle, est-ce raisonnable de prévoir la construction d’une flotte de réacteurs ?
B. L. — L’EPR a peut-être été lancé trop tard, après qu’on a réalisé qu’un modèle de réacteur moins puissant serait mieux adapté à un réseau électrique combinant énergies renouvelables et nucléaire. Sans doute un projet de gros réacteur à la sécurité renforcée était-il séduisant sur le papier, mais l’EPR était le fruit d’une coopération franco-allemande qui a entre-temps disparu. Quoi qu’il en soit, les problèmes de l’EPR de Flamanville (Manche) ne remettent pas en cause la conception du réacteur : deux EPR sont opérationnels en Chine, c’est la preuve que cette nouvelle génération fonctionne… La contrainte, c’est que la France n’a pas d’alternative industrielle à l’EPR pour remplacer les centrales actuelles. Il n’y a rien d’autre sur l’étagère. Compte tenu de la part d’électricité d’origine nucléaire dans notre pays, il est impensable de stopper brutalement cette filière. À moins de s’orienter vers un dépérissement de l’atome avec toutes les incertitudes sur la sécurité que cela risque d’engendrer.
P. I. — Qui fait la politique énergétique ? Est-ce uniquement le rôle de l’État ou peut-on accepter que les marchés dictent leur loi ?
B. L. — L’énergie est tellement liée à des questions de souveraineté que l’État a naturellement un rôle majeur d’impulsion. Mais il ne s’agit pas seulement de mener une politique énergétique ; il faut aussi la rendre efficace. En France, la loi relative à la transition énergétique votée en 2015 a ceci de contre-productif qu’elle mêle une série d’objectifs plus ou moins antagonistes. Réduire les émissions de CO2 et réduire le recours aux énergies fossiles sont deux buts parfaitement cohérents. En revanche, diminuer de moitié la consommation d’énergie des Français au détriment de l’électricité, comme c’est le cas dans le bâtiment parce qu’on ne mesure pas l’énergie réellement consommée mais un avatar des temps anciens baptisé « énergie primaire », revient à augmenter la part des énergies fossiles, donc les émissions de CO2 sans nécessairement améliorer l’efficacité énergétique. Par ailleurs, réduire brutalement la part du nucléaire en dopant celle des renouvelables électriques, si l’on ne s’assure pas de la stabilité du réseau en cas d’intermittence, oblige à s’équiper de turbines à gaz. De fait, la France semble poursuivre deux objectifs : les économies d’énergie primaire et les énergies renouvelables. Ce n’est malheureusement pas le chemin de la neutralité carbone mise en avant dans les discours. S’agissant des règles de marché, il n’y a pas vraiment d’Europe de l’énergie, mais des objectifs climatiques européens. Le marché de l’électricité s’est libéralisé avec des résultats mitigés puisque les prix n’ont pas baissé, bien au contraire. On a démantelé EDF, mais on lui demande toujours d’assurer la pointe et la stabilité du réseau, c’est-à-dire de garder des infrastructures disponibles à tout moment pour répondre aux variations brutales de consommation. Bref, le service public de l’énergie n’est pas forcément compatible avec les conséquences d’une économie déréglementée.
P. I. — Dans vos interventions, vous insistez régulièrement sur la nécessité pour le politique de prendre des décisions fortes. Dans le domaine de l’énergie et plus généralement de la lutte contre le réchauffement, quel pourrait être ce type de décisions ?
B. L. — L’histoire regorge d’exemples de grandes décisions qui ont changé la donne. Je citerai, bien sûr, le passage à la monnaie unique. Dans un autre genre, la fin des essais nucléaires décrétée un matin par le président François Mitterrand a pesé lourd elle aussi. En matière d’énergie et de climat, c’est l’abandon du charbon, le maintien du nucléaire, la transition vers les véhicules électriques. Mais il faut aller au-delà, et j’essaie modestement d’apporter ma pierre. En l’occurrence, je me suis intéressé à la consommation de kérosène des avions et à la manière dont elle peut être compensée. Rappelons d’abord que l’aviation représente environ 3 % des émissions de CO2 à travers le monde : c’est moins que le ciment, mais suffisant pour que les grands acteurs de l’aérien aient décidé de prendre des mesures. Ils se sont engagés à compenser la hausse de leurs émissions à partir de 2020, donc à financer des réductions de CO2 réalisées par d’autres. La démarche doit être saluée, bien qu’elle pâtisse d’un certain émiettement dans l’allocation des fonds. Voilà pourquoi je propose que la forêt tropicale soit le réceptacle de ces compensations. Car la déforestation altère le climat. Il reste à monter le système et à aider les pays forestiers à s’organiser. J’ai soumis cette idée aussi bien aux décideurs de l’aviation qu’aux pouvoirs publics. Affaire à suivre…
P. I. — Cela montre en tout cas que l’envie de contribuer à un meilleur avenir pour la planète ne vous a pas lâché !
B. L. — Je suis très frappé par le pessimisme ambiant autour de la question climatique. Comme si les jeux étaient déjà faits. Encore plus grave : même les jeunes générations sont démoralisées. Pour le soixante-huitard que j’étais, l’écologie était spontanément accolée aux lendemains qui chantent. Désormais, elle renvoie aux lendemains qui déchantent. De mon côté, je suis d’autant plus combatif que l’urgence climatique n’est plus un concept abstrait qui échappe à la perception. Le discours climatique porte de plus en plus, à condition toutefois d’être précis et de fournir des solutions. Les gens ont besoin de repères pour participer concrètement à la lutte contre le CO2. Aidons-les.