Politique Internationale — Les premiers mois de l’année 2020 ont été marqués par une crise sanitaire sans précédent. Comment une entreprise comme EDF s’est-elle mise en ordre de marche pour affronter cette vague ?
Jean-Bernard Lévy — EDF est habituée à gérer des crises, et l’entreprise est organisée en conséquence. Avant même la décision du confinement, nous avions adapté nos dispositifs. Avec le triple objectif de protéger la santé de nos personnels, d’assurer la sécurité de nos installations — en particulier les centrales nucléaires et hydrauliques — et de maintenir l’alimentation en électricité du pays et de ses habitants. Ces trois objectifs ont été remplis : la fourniture d’énergie en particulier n’a jamais été entravée. Face à un événement hors norme, il est capital de pouvoir répondre sans faillir à cette mission essentielle : apporter du courant 24 heures sur 24 aux Français. Nous avons réussi grâce à la mobilisation pleine et entière des équipes : tous les matins pendant la pandémie, 69 000 salariés d’EDF ont démarré la journée en se connectant aux outils nécessaires pour parer à la crise. Dans une période pareille, les sollicitations dont nous sommes l’objet deviennent aussitôt cruciales : je pense, par exemple, aux incidents qu’il faut gérer en temps réel. Dans ce contexte aussi, l’ensemble des branches du groupe sont concernées : EDF est non seulement un fournisseur d’énergie, mais aussi un opérateur de services énergétiques. Notre filiale dédiée Dalkia a pris toute sa part dans cet effort de crise, en particulier au sein même des établissements de soin.
P. I. — Une telle période est venue rappeler, si certains en doutaient encore, qu’EDF est une entreprise essentielle à la vie du pays. Avec pour socle un parc nucléaire garant de l’alimentation en électricité des Français et qui a parfaitement fonctionné en dépit d’une diminution sensible des effectifs…
J.-B. L. — Notre Division de production nucléaire (DPN), 22 500 personnes en tout, est animée d’une part par le devoir de faire fonctionner des infrastructures vitales pour le pays et d’autre part par l’obsession de la sûreté. Les salariés d’EDF se sont organisés pendant la crise sanitaire pour faire fonctionner les installations malgré le confinement. Mise en place dès la fin janvier à l’échelle de tout le groupe EDF, la cellule coordination — qui s’est rapidement muée en cellule de crise — s’est voulue en permanence dans l’anticipation : aucun scénario, y compris le plus improbable, ne devait être écarté. Sur la gestion des effectifs dans nos centrales, cette capacité d’adaptation a été illustrée au grand jour : au début du confinement, un premier schéma prévoyait un fonctionnement avec 25 % des équipes en moins pendant douze semaines. Tout en gérant le risque de monter à 40 % pendant quinze jours, au moment du pic de l’épidémie. Nous sommes très fiers de la façon dont le plan de continuation de l’activité, dans le nucléaire et les autres branches de l’entreprise, a pu s’appliquer.
P. I. — Même si elle va durablement imprégner les mentalités, cette crise sanitaire n’écrase pas les autres problématiques de fond, à commencer par l’urgence climatique. D’ailleurs, de nombreux experts ont établi un lien entre la pandémie et la protection insuffisante de la planète. Comment l’électricité, dont EDF est un acteur majeur au niveau mondial, vient-elle appuyer la lutte contre le réchauffement ?
J.-B. L. — Il y a d’abord ce fait indiscutable : le monde a de plus en plus besoin d’énergie. C’est une tendance de fond, étayée par tous les scénarios économiques — aussi bien les études rapprochées que les prévisions à long terme. Pour se nourrir, pour se chauffer, pour se déplacer ou encore pour travailler, l’énergie est indispensable. Les nouveaux usages, on peut penser au numérique ou à la climatisation, sont énergivores. Dans le domaine du travail par exemple, caractérisé par l’essor du numérique, les équipements et les services consomment de plus en plus ; les flux de données étant à la fois constants et sensibles, rien ne doit pouvoir les interrompre. D’où l’exigence d’une alimentation électrique optimale. Toutes régions confondues, nous sommes sur une trajectoire où le développement économique, la croissance démographique et le progrès technologique vont se conjuguer de plus en plus pour doper la demande en énergie. Mais cette analyse inquiète : sur le plan environnemental, la planète est aujourd’hui dans une situation à risques. Pour concilier les impératifs de lutte contre le réchauffement climatique et la croissance inévitable de la consommation d’énergie dans le monde, l’électricité est incontournable. Des solutions existent pour décarboner sa production à grande échelle : certaines filières sont bien implantées comme le nucléaire et l’hydraulique ; d’autres sont en plein essor, comme le solaire et l’éolien. L’addition de ces différentes sources doit permettre de répondre à la migration des usages : dans le transport, la mobilité électrique offre déjà une véritable alternative aux véhicules traditionnels dont le carburant est d’origine fossile. Dès 2018, EDF a lancé un plan stratégique dans ce domaine : sur nos quatre plus grands marchés européens — France, Royaume-Uni, Italie et Belgique —, nous voulons devenir l’énergéticien leader en 2022. Soit une part de marché de 30 %, pour alimenter en tout 600 000 véhicules, via des offres intégrées comprenant la fourniture d’électricité bas carbone, des solutions de recharge et un usage optimisé de la batterie.
P. I. — EDF est en dialogue permanent avec les pouvoirs publics, les acteurs politiques et un grand nombre d’organismes institutionnels. Sont-ils sur cette même ligne d’un recours accru à l’électricité ?
J.-B. L. — Les chiffres ne font plus vraiment débat : la courbe qui se dessine — des besoins mondiaux en électricité multipliés par deux à moyen terme — est désormais admise par tous. En Europe, le cap de la neutralité carbone à l’horizon de 2050 suscite un assentiment presque généralisé. En revanche, les moyens pour atteindre cet objectif ne font pas l’unanimité. Dans le domaine du transport en particulier, les questions sont légion : quel avenir pour l’aérien ? Peut-on continuer à sillonner indéfiniment la planète ? Dans la voiture, la motorisation traditionnelle aura-t-elle encore droit de cité ? De même pour l’organisation des filières énergétiques : quelles sont les technologies à encourager en priorité ? Comment les combiner avec les infrastructures déjà existantes ? Et ainsi de suite. On touche à des pans entiers de notre société, tous à reconsidérer à la lumière de leur impact climatique. Les échanges doivent évidemment être encouragés entre les uns et les autres — entreprises, politiques, ONG, institutions… — mais arrive un moment où il faut trancher. En l’occurrence, EDF a déjà procédé à des choix forts : notre stratégie mobilité électrique en est un ; il y a aussi notre plan solaire dont les grands axes ont été définis dès fin 2017. Sur la période 2020-2035, EDF a pour objectif de développer en France 30 gigawatts (GW) de solaire photovoltaïque en complément du portefeuille déjà existant. Ce programme d’une ampleur sans équivalent est l’un des piliers de notre stratégie Cap 2030 qui vise à doubler les capacités renouvelables installées du groupe à l’horizon de 2030.
P. I. — Dans le domaine de l’électricité, y a-t-il des ruptures technologiques à attendre ? On voit beaucoup d’initiatives essaimer : faut-il resserrer le tir et concentrer l’effort autour de quelques axes en particulier ?
J.-B. L. — La première rupture intervient dans notre tête : elle consiste à prendre conscience de l’importance de la sobriété énergétique. Pendant trop longtemps, le monde a agi comme s’il n’y avait aucune limite à la consommation d’énergie, quelle que soit sa provenance. C’est bel et bien terminé : si nous ne proposons pas des solutions décarbonées en réponse à la hausse croissante de la demande en électricité, alors nous courons à la catastrophe, au sens où la lutte contre le réchauffement va échouer. La maîtrise de la consommation est cette première rupture indispensable. Sur le plan technologique, les innovations sont effectivement nombreuses : la mobilité électrique en est une, de même que le développement à grande échelle des énergies renouvelables, l’éventail des services énergétiques ou encore l’hydrogène. Alors faut-il faire des choix ? Je ne crois pas à une hiérarchisation trop poussée ; l’urgence climatique est trop importante pour ne pas faire feu de tout bois. Dans certains domaines comme les énergies renouvelables ou la voiture électrique, les développements sont déjà passés à une échelle industrielle ; dans d’autres, comme l’hydrogène, nous sommes encore au stade de la création d’une filière. L’exemple de l’hydrogène décarboné — produit à partir de l’électricité décarbonée et non plus d’une source fossile — illustre bien la volonté d’EDF de se positionner en amont et d’encourager les différents acteurs, dont l’Union européenne et les pouvoirs publics, à soutenir une solution importante pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Créée en 2019, notre filiale Hynamics produit et commercialise déjà de l’hydrogène bas carbone. Soutien à une filière émergente d’une part, lancement de projets opérationnels de l’autre, EDF suit toujours cette double voie quand il s’agit d’explorer de nouvelles solutions.
P. I. — L’expertise nucléaire d’EDF est reconnue depuis longtemps dans le monde entier. Dans le cadre de ses travaux, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) est venu rappeler qu’un développement dans l’atome était indispensable pour tenir les objectifs de la lutte contre le réchauffement. Pourtant, dans de nombreux pays, de fortes réticences, continuent de se manifester face à cette industrie. Qu’en pensez-vous ?
J.-B. L. — Dans ce dossier du nucléaire, toute généralisation est abusive. Dans les deux pays majeurs que sont la Chine et l’Inde, non seulement il n’y a pas de réticences, mais une véritable dynamique industrielle dans le nucléaire s’est enclenchée au service de la décarbonation. Confrontés à un triple défi — satisfaire une demande très forte en électricité, améliorer la qualité de l’air et lutter contre le réchauffement de la planète —, leurs gouvernements respectifs ont lancé des programmes nucléaires de grande ampleur. En Chine, EDF y est directement associée. Les deux réacteurs de nouvelle génération de Taishan ont été mis en route dans le cadre d’une collaboration étroite avec l’électricien China General Nuclear (CGN), notre partenaire depuis trente ans. En Inde, nous avons l’ambition d’implanter à moyen terme une flotte de six EPR. En Europe, contrairement à l’Asie, j’entends dire que le nucléaire rencontre une forte opposition. C’est faux : dans toute l’Europe de l’Est, des projets concrets sont à l’étude. La Pologne, en particulier, est très à l’affût : stigmatisée en permanence pour sa forte production d’électricité à base de charbon, ce choix lui ouvrirait la perspective d’une décarbonation de son « mix » énergétique. Les réticences dont vous parlez se concentrent essentiellement en Europe de l’Ouest. Malgré cela, la construction de nouveaux réacteurs est avancée en France, en Finlande et en Grande-Bretagne. À Flamanville (Manche), la mise en service du prototype prend plus de temps que prévu, mais c’est précisément pour cette raison qu’EDF travaille déjà sur un EPR 2, un EPR optimisé qui intègre le retour d’expérience à la fois du chantier français et de Taishan 1 et 2. Cet EPR 2 est celui qui servira de point d’ancrage à la flotte de réacteurs destinée à prendre le relais des centrales actuelles. Ces perspectives sont abordées de manière très opérationnelle dans la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), la feuille de route des pouvoirs publics sur la période 2018-2028 : le nucléaire est une industrie qui s’anticipe sur le long terme.
P. I. — Depuis longtemps, le débat est vif autour du prix de l’électricité. Dans un monde de plus en plus décarboné, faut-il s’habituer à payer son électricité plus cher ? Au motif qu’une électricité décarbonée est plus coûteuse à produire, avec en toile de fond le système de subventions aux énergies renouvelables…
J.-B. L. — Le fait de pouvoir s’appuyer sur le parc nucléaire prémunit le consommateur contre des variations trop importantes du prix de l’électricité. En France, la loi précise que les coûts d’approvisionnement d’EDF sont intégralement répercutés dans les factures : cette disposition implique de prendre en compte l’évolution des prix de marché mais, contrairement à des sources comme le charbon ou le gaz, dont le prix est beaucoup plus volatil, le nucléaire est un facteur de stabilisation tarifaire. On ne doit pas non plus occulter le poids des taxes : aujourd’hui, elles représentent le tiers de la facture. Faut-il continuer à taxer autant un moyen décarboné comme l’électricité au même titre que le fossile ? Le sujet doit être mis sur la table. Nous comptons aussi sur nos investissements technologiques pour faire baisser la note : dans le solaire ou l’éolien maritime, mais aussi dans les outils numériques. Grâce à l’intelligence artificielle, on comprend mieux sa consommation et on peut mieux la piloter, ce qui permet souvent de dégager des économies substantielles.