Politique Internationale — Votre dernier livre, Le New Deal vert mondial, est quasiment un programme économique. Quels sont ses axes prioritaires ? Qu’est-ce qui a nourri votre réflexion ?
Jeremy Rifkin — D’abord et avant tout, nous arrivons à un moment charnière de l’histoire de l’humanité. Nous sommes tout simplement à la veille de la sixième extinction de masse, celle qui met en péril la survie de milliers d’espèces sur la planète. Si rien n’est fait pour enrayer significativement la montée du réchauffement climatique, cette menace va se concrétiser. La dernière extinction de masse remonte à 65 millions d’années : autant dire que l’heure est grave. L’autre élément que je voudrais souligner en préambule, c’est la mobilisation de la jeunesse : dans plusieurs dizaines de pays, on voit la nouvelle génération sortir de l’école, de la fac, de l’atelier ou du bureau pour aller manifester dans les rues. Ces cohortes de jeunes ont le sentiment d’appartenir à la même famille que la biosphère. Le phénomène est aussi encourageant qu’intéressant : les manifestants tissent avec la biosphère comme une communauté invisible. Cette génération sait qu’elle ne peut plus vivre comme avant. C’est dans ce contexte que j’ai écrit Le New Deal vert. Nous devons absolument transformer l’univers économique qui est le nôtre et en finir avec la civilisation du CO2 : tels sont les deux messages clés qui sous-tendent ma réflexion.
P. I. — En finir avec la civilisation du carbone, cela veut dire renoncer à l’exploitation des hydrocarbures. Croyez-vous vraiment que notre société soit prête à abandonner le pétrole, présent à tous les échelons de l’industrie ?
J. R. — Notre civilisation souffre du complexe de l’énergie fossile. Elle a de bonnes raisons pour cela : les deux grandes révolutions industrielles intervenues au XIXe et au XXe siècle sont basées sur le fossile. Celui-ci est partout, dans les pesticides, les engrais, la pharmacie, les fibres synthétiques et même la nourriture. La liste n’est pas exhaustive. La société contemporaine s’est habituée à une ultra-dépendance au pétrole et au charbon. Mais l’environnement économique du secteur de l’énergie a changé : le solaire et l’éolien produisent désormais de l’électricité à des prix inférieurs à ceux des centrales à charbon, à gaz ou au nucléaire. Cette baisse des coûts du renouvelable modifie totalement la donne, elle contient les germes de l’effondrement de la civilisation du fossile. Il ne faut pas croire que les géants des énergies traditionnelles restent à l’écart de ce mouvement : je le sais d’autant mieux que je travaille avec les « majors » du pétrole. Elles ont toutes intégré la fin programmée du fossile et la nécessité de trouver des alternatives. Ayons bien en tête cette date : en 2028, si cette prise de conscience se confirme et si des moyens suffisants sont alloués à l’économie verte, nous aurons tourné la page de la soumission au pétrole.
P. I. — Qu’en est-il du nucléaire ? Contrairement aux énergies fossiles, l’atome n’émet pas de CO2. Doit-il être encouragé ?
J. R. — Le cap est tracé : dans le cadre de la transition écologique, le nucléaire doit passer la main. Autrement dit, il n’y a pas lieu de construire de nouvelles centrales. Bien sûr, l’atome n’émet pas de CO2 mais il pose d’autres problèmes, notamment concernant la gestion de l’eau. Beaucoup de gens l’ignorent, mais 40 % de l’eau douce en France est utilisée pour refroidir les centrales nucléaires (1). En été, la problématique devient encore plus aiguë car, les cours d’eau se réchauffant, ils ne peuvent plus refroidir correctement les réacteurs (2). Certains pensent qu’il faudrait implanter les centrales à proximité de la mer ou de l’océan mais la catastrophe de Fukushima a rappelé que c’était une mauvaise idée. Les zones marines présentent souvent des risques sismiques. N’oublions pas non plus la menace géopolitique : les énergies traditionnelles — pétrole, gaz, nucléaire, charbon… — renvoient généralement à un contexte diplomatique tendu. À cet égard, les réflexions du général de Gaulle ont du sens : il avait souligné en son temps que le moment était peut-être venu de cesser de se faire la guerre pour s’emparer de gisements énergétiques. Son propos reste d’une brûlante actualité. Au moins, le solaire et l’éolien ne donnent pas lieu à des batailles sans merci.
P. I. — Vous militez activement pour un scénario 100 % énergie verte. Mais comment trouver les financements nécessaires à cette transformation ? Le verdissement de l’économie n’est pas seulement un virage technologique, c’est aussi un défi financier…
J. R. — Ces sources de financement existent. Dans les coffres des banques et des fonds de pension dorment des milliards de dollars d’actifs dont certains ont un besoin urgent d’être réalloués. Je fais référence à ces participations dans des projets fossiles qui ne seront jamais rentables. De plus en plus, les investisseurs réalisent qu’ils ne peuvent pas bloquer des avoirs dans le fossile ad vitam aeternam. À moins de faire une croix sur leur mise de départ. Certains en ont fait l’amère expérience en prenant des participations dans le charbon qui ont fondu dans des proportions considérables. Quand les opérateurs de charbon n’ont pas purement et simplement fait faillite, comme c’est arrivé à plusieurs reprises. Les investisseurs disposent de moyens suffisants pour développer le renouvelable, les batteries ou l’hydrogène. À titre indicatif, les fonds de pension sont assis sur un trésor de 11 000 milliards de dollars : c’est plus qu’il n’en faut pour devenir un acteur de l’économie verte.
P. I. — Dans votre livre, vous rappelez aussi que la révolution énergétique ne se suffit pas à elle-même…
J. R. — Dans un précédent ouvrage, j’ai développé le concept de troisième révolution industrielle. Celle-ci combine les nouveaux modes de production d’énergie avec l’essor des nouvelles technologies de communication et la transformation du secteur mobilité-logistique. Les mutations de ces trois domaines sont à l’origine des bouleversements que connaît notre civilisation. Internet s’est imposé comme le système nerveux des temps modernes : il permet d’optimiser aussi bien les flux de consommation d’énergie que les circuits d’acheminement des marchandises. Les liens étroits entre l’énergie, la communication et la mobilité ouvrent des perspectives aux investisseurs : des projets à haute valeur ajoutée voient le jour, dont certains peuvent être très rentables, surtout s’ils introduisent une rupture avec les outils ou les services existants. Certes, nous ne sommes plus au tournant du XIXe et du XXe siècle, mais le souffle actuel des innovations n’est pas sans rappeler les deux premières révolutions industrielles, au moment où l’imprimerie, la vapeur, le téléphone et le moteur à combustion ont conjugué leurs effets. À l’époque, ces secteurs en étaient encore à leurs balbutiements mais ils s’interpénétraient déjà. Aujourd’hui, à l’heure de l’économie globalisée, l’urgence climatique a permis de faire émerger le concept de « glocalisation », qui vient ajouter une brique supplémentaire à l’édifice. L’abolition des frontières perdure, mais le « consommer local », les circuits courts et les chaînes de décision resserrées changent l’approche du développement économique.
P. I. — Qui est le plus à même d’impulser ce New Deal vert ? Les États ? Les grandes entreprises ? Les ONG ?
J. R. — Il ne faut pas oublier les marchés financiers, qui sont très bien placés pour lancer une dynamique. Ils sont extrêmement puissants, comme en témoignent les volumes de liquidités brassés. Les avis des investisseurs sont souvent décisifs pour jauger la validité d’un dossier économique. Mais les marchés ne sont pas tout : une place boursière n’a jamais financé un grand chantier d’infrastructures ou, tout du moins, elle n’a jamais donné le top départ d’un projet. Or, sans construction de nouvelles infrastructures, les énergies renouvelables qui sont l’un des piliers du New Deal vert sont condamnées à stagner. C’est pourquoi le pouvoir politique et les gouvernements sont en première ligne. Les financements des programmes d’infrastructures sont le plus souvent décidés en haut lieu, par les États ou par leurs émanations, comme les régions. J’en sais quelque chose pour avoir travaillé avec la région Hauts-de-France sur un plan de développement. Les États peuvent également soutenir la création d’un système de banques vertes. On le sait peu, mais plus de 9 000 villes à travers le monde mettent en place des programmes de réduction des émissions de CO2. À terme, le New Deal vert mondial pourrait créer des millions d’emplois.
P. I. — Parmi tous les pays, lequel se distingue le plus par sa volonté d’aller de l’avant ?
J. R. — Je suis impressionné par le volontarisme de la Chine. Les Chinois ont conçu un plan à 35 ans qui intègre des critères environnementaux très stricts. Toutes les régions chinoises sont mobilisées sur le sujet et il y a une vraie émulation entre elles. En Europe, la situation est un peu différente : on recense un grand nombre d’initiatives locales mais pas de stratégie globale à l’échelle du continent. Il faut arrêter de croire qu’avec des mini-budgets on va réussir à faire bouger les choses. Je sais bien que les pays de la zone euro se sont engagés à maintenir leur déficit public sous la barre des 3 % du produit intérieur brut, mais cet objectif de la Commission européenne est incompatible avec la mise en œuvre d’une politique environnementale.
P. I. — Où se situent les États-Unis dans ce concert international ? Prennent-ils leur part dans le cadre de la lutte contre le réchauffement ?
J. R. — Les États-Unis partent de loin dans la mesure où ils sont les premiers producteurs d’hydrocarbures au monde. Je devrais même parler de l’Amérique du Nord tout entière puisque le Canada arrive en quatrième position. On ne peut pas dire que la présidence Trump se caractérise par une grande sensibilité aux enjeux climatiques. C’est même le contraire : ce mandat marque un retour en arrière, il renoue avec l’exaltation des valeurs communes aux deux premières révolutions industrielles. La politique de Donald Trump en matière d’environnement, ou plutôt son absence de politique, ne signifie pas pour autant que l’Amérique tourne le dos à la lutte contre le CO2. D’abord, les États se montrent de plus en plus actifs et disposent d’importants leviers au service de l’économie verte. Aujourd’hui, 29 d’entre eux détiennent un portefeuille d’installations d’énergie renouvelable. En marge des États, les maires des grandes villes ont compris eux aussi la nécessité d’accélérer la transition écologique : de nombreuses initiatives ont vu le jour dans des conurbations comme New York, Los Angeles ou Chicago. Elles concernent notamment le transport et l’habitat, avec des programmes visant la neutralité carbone.
P. I. — Les élites actuelles sont-elles suffisamment armées pour piloter les transformations requises par le New Deal vert ? Ou comptez-vous sur la génération suivante pour conduire cette politique qui implique des virages stratégiques dans tous les domaines ?
J. R. — Ne raisonnons pas à partir d’idées toutes faites selon lesquelles seul un petit nombre d’individus sont capables de conduire le changement. L’exemple des entreprises est intéressant : vu de loin, on pourrait croire que seuls les grands groupes sont en mesure d’agir pour protéger l’environnement. La réalité est différente : ce sont souvent les petites entreprises qui prennent le mieux le virage écologique ; certaines fourmillent même d’initiatives pour rendre le monde plus vert. S’agissant des élites et par extension de l’ensemble des dirigeants, je ne veux pas opposer systématiquement les jeunes et leurs aînés. Toutefois, force est de reconnaître que la génération montante a pour elle la passion du dossier climatique. Les jeunes sont prêts à s’engager sans compter. Alors, quand ils entendent certains anciens leur dire que l’urgence climatique est « une » priorité et pas « la » priorité, ils s’insurgent contre ce manque de vision. Thomas Paine ne dit pas autre chose : cet intellectuel né en Grande-Bretagne et militant farouche de l’indépendance américaine à la fin du XVIIIe siècle incitait la jeune génération à lutter et à s’affranchir des cadres fixés par ses devanciers. Les écrits de Paine n’ont pas pris une ride.
P. I. — Au final, êtes-vous optimiste ou pessimiste face à la situation actuelle ?
J. R. — Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Je ne suis pas non plus naïf. En revanche, je suis parfaitement conscient de l’urgence de la situation : il nous reste très peu de temps pour inverser la donne et remettre la planète sur les rails d’un fonctionnement plus vertueux. Tout ce qu’il nous faut réaliser ne se trouve pas dans les manuels : c’est à nous d’écrire l’Histoire, c’est-à-dire de nous atteler à un énorme chantier. J’entends dire que plusieurs décennies seraient nécessaires pour franchir un cap. C’est faux. Souvenons-nous de la deuxième révolution industrielle, au début du XXe siècle : en vingt-cinq ans, porté par les progrès de la motorisation, le monde a changé d’ère. Aujourd’hui, en vingt ans, nous pourrions procéder à une révolution de la même ampleur. Les conditions sont réunies pour y parvenir : l’argent est là ; les marchés sont prêts à suivre les nouveaux acteurs de la transition écologique ; et la technologie est disponible.
La combinaison de ces trois éléments forme une formidable base de travail.
P. I. — Et vous, Jeremy Rifkin, quels sont vos gestes écologiques au quotidien ?
J. R. — J’ai commencé à travailler sur cette série de problématiques — climat, énergie, nouvelles technologies… —
au début des années 1970. Cela fait donc plus de quarante ans que j’essaie d’apporter ma pierre à l’édification d’une civilisation plus respectueuse de son environnement. Si je dois parler de notre mode de vie, ma femme et moi sommes végétariens depuis 1970. Nous avons créé en parallèle une petite fondation qui œuvre à l’ensauvagement de la région où nous habitons. Attention, il ne s’agit pas du tout de promouvoir un retour à la vie sauvage ! Mais bien de restaurer un cadre naturel qui a été mis à mal par les débordements de la modernité et de l’industrialisation à tout-va.
(1) 98 % de l’eau prélevée par toutes les centrales nucléaires d’EDF est restituée à la source.
(2) La température et le débit des cours d’eau sur lesquels sont implantées les -centrales nucléaires peuvent conduire, pour respecter la réglementation relative aux rejets
thermiques, à réduire la production de certaines centrales. Depuis 2000, les pertes de -production pour cause de température élevée des fleuves et de faible débit des fleuves ont représenté en moyenne 0,25 % de la production annuelle du parc.