Politique Internationale — La Commission de régulation de l’énergie (CRE) a-t-elle vocation à s’occuper de toutes les énergies ? Quelles sont précisément vos missions ?
Jean-François Carenco — La régulation de l’énergie confiée à la CRE porte à la fois sur les réseaux et sur les marchés de l’électricité et du gaz. Il nous incombe d’assurer le bon fonctionnement de ces marchés au bénéfice des consommateurs, qu’ils soient particuliers ou industriels. Que faut-il comprendre ? Le prix de l’énergie n’est pas le seul critère qui doit guider l’exercice de nos missions de contrôle et de surveillance. Il nous revient de définir le juste prix de l’énergie tout en veillant à la qualité d’alimentation et à la sécurité d’approvisionnement. Notre expertise impartiale du secteur nous permet d’éclairer les décisions du gouvernement et de contribuer ainsi à la recherche du meilleur mix énergétique. Enfin, la CRE travaille avec les instances européennes, les autres pays européens et l’Europe — notre ADN — afin de favoriser l’intégration des marchés de l’énergie. Au sein de notre autorité, pas moins de 25 personnes sont dédiées à ces questions. La CRE échange au quotidien avec les pouvoirs publics que sont la Commission européenne, le Parlement européen, le gouvernement et le Parlement français.
P. I. — Les marchés du gaz et de l’électricité sont de plus en plus complexes. Cette tendance est-elle irréversible ?
J.-F. C. — Nous l’avons dit, le marché de l’énergie est un marché européen, avec son lot d’acteurs et de règles qui se perdent en ramifications parfois très complexes. Il s’agit d’un secteur où règne une pensée dominante, dite « market design » : l’organisation du marché repose uniquement sur le prix de l’énergie à court terme, lequel détermine le niveau des investissements. Or je pense que c’est l’inverse : ce sont les investissements qui définissent le marché. Dans ce contexte, la tâche du régulateur est de prendre en compte les contraintes de court terme tout en offrant aux acteurs une visibilité sur l’avenir, ce qui n’est pas simple. Même si nous allons vers une décentralisation des sites de production d’électricité, le marché français reste caractérisé par un système très centralisé. En additionnant ses différentes filières, EDF produit plus de 80 % de l’électricité, en grande majorité de source nucléaire. En face, plus de 70 fournisseurs sont aujourd’hui recensés auprès de la CRE, contre une poignée seulement il y a quelques années. Vous imaginez ? Cette cohabitation très déséquilibrée entre production et fourniture rend ce marché encore plus difficile à comprendre pour le grand public.
P. I. — Vous l’avez dit en préambule, la régulation du marché de l’énergie s’opère au bénéfice du consommateur. Or, pour tous les ménages français, la facture tend à augmenter, et parfois dans des proportions très importantes. La libéralisation du marché de l’énergie, dont la CRE est l’arbitre numéro un, n’a-t-elle pas failli par rapport à ses ambitions inaugurales ?
J.-F. C. — Selon une idée très répandue, la concurrence se traduirait automatiquement par une baisse des prix pour le consommateur. Non seulement c’est réducteur mais c’est très souvent faux. J’en reviens aux 70 fournisseurs : ils se livrent une bataille sans merci alors que les volumes de consommation n’ont pas exagérément bougé. Tous ces acteurs ne peuvent pas vivre, dans tous les sens du terme, dans un contexte d’éternelle baisse tarifaire. Par ailleurs, la question des prix ne doit pas être considérée comme le seul horizon de la libéralisation. Grâce à l’ouverture des marchés du gaz et de l’électricité, ce secteur est devenu beaucoup plus innovant, c’est là l’essentiel. Nombre d’entreprises rivalisent d’ingéniosité pour offrir des services toujours plus performants. Prenons l’exemple de la domotique : le pilotage de la consommation d’énergie au sein du foyer est entré dans une nouvelle ère. Je suis certain que, si nous avions conservé l’état quasi monopolistique de la fourniture, il manquerait cette inventivité et cette agilité au service des consommateurs.
P. I. — Une autre caractéristique du marché de l’énergie en France, sur laquelle la CRE insiste régulièrement, réside dans la prédominance de la production d’électricité d’origine nucléaire. Cette filière est aujourd’hui confrontée à des choix stratégiques, entre la prolongation du parc existant, la construction de nouveaux réacteurs et, bien sûr, la lutte contre le réchauffement climatique. La pérennité de l’atome civil est-elle une constante indéboulonnable ou s’oriente-t-on vers d’autres énergies ?
J.-F. C. — Le poids du nucléaire en France est une donnée historique incontournable. En tant qu’autorité indépendante du secteur, nous sommes très souvent consultés, ce qui nous conduit à avoir un avis sur le dossier. La production électrique dépend, pour une large part, de cette filière qui présente le double avantage de fournir une électricité bon marché, moins chère que celle de nos voisins européens, et de sécuriser notre approvisionnement. Troisième avantage et pas des moindres : le nucléaire est une énergie décarbonée. Cet élément mérite d’être souligné au moment où nous devons tout faire pour contenir la production de CO2. Si les réacteurs actuels sont remplacés, comme l’envisagent les pouvoirs publics, et si l’engagement de faire passer la part du nucléaire dans la production d’électricité de 75 à 50 % d’ici à 2035 est tenu, le parc nucléaire français est parti pour fonctionner jusqu’en 2120. Je donne peut-être l’impression de défendre mordicus le recours à l’atome. Ce n’est pas du tout le cas. Les atouts du nucléaire n’empêchent pas de s’interroger sur son avenir : la question du traitement des déchets, pour laquelle il n’existe pas de solution à ce jour, limite très fortement ses perspectives à long terme. D’autant que les énergies renouvelables, qui se développent à une vitesse accélérée, ont vocation à prendre le relais progressivement.
P. I. — L’avenir de l’énergie passe par le renouvelable. L’idée est globalement admise, mais il est toujours aussi compliqué d’implanter sur le territoire des moyens de production verts. Comment l’ancien préfet que vous êtes, qui a exercé des fonctions au plus près des populations, analyse-t-il ces réticences ?
J.-F. C. — Nous vivons un paradoxe. D’un côté, nous sommes un pays parmi les plus gouvernables, ce qui devrait nous permettre de donner corps à cette politique de développement des énergies renouvelables. De l’autre, nous évoluons dans une société de surconsommation, à l’heure du tout « tout de suite », ce qui fait souvent obstacle à la progression des projets d’avenir. La société française est marquée par une hyper-méfiance, synonyme d’empilement des oppositions à des dossiers pourtant d’intérêt général. Prenons le cas de la ligne très haute tension Cotentin-Maine, chargée d’évacuer la production de l’EPR de Flamanville (Manche). Je n’ose imaginer l’accumulation des procédures et des contestations auxquelles se serait heurté le projet s’il avait été lancé de nos jours…
P. I. — La CRE est directement associée à l’essor des énergies renouvelables, notamment à travers la gestion des appels d’offres. À votre niveau, avez-vous le pouvoir d’accélérer la transition vers ces énergies vertes ?
J.-F. C. — À chaque appel d’offres, les projets proposés sont nombreux. Ils s’effectuent dans les règles et les délais conformes à la loi. Grâce à cette procédure et à son effet concurrentiel, les prix du renouvelable se sont progressivement régulés au point de devenir compétitifs par rapport à ceux du marché. Mais ce n’est pas là le seul levier qu’utilise la CRE pour dynamiser ces filières. Nous soutenons également les énergies vertes à travers nos avis et nos recommandations au gouvernement, les rapports que nous rédigeons et bien d’autres documents que nous éditons.
P. I. — Certes, la CRE est une autorité indépendante mais sur le marché dont elle assure la régulation elle a affaire à des mastodontes comme EDF, Engie ou Total. Comment vous accommodez-vous de la présence de ces géants ? Ne sont-ils pas enclins à dicter leurs positions ?
J.-F. C. — Oui, la France compte de grands acteurs de l’énergie, et c’est heureux pour le rayonnement industriel de notre pays. Nous les considérerons comme des partenaires dans la limite de nos missions. Ils défendent les intérêts de leur entreprise et c’est compréhensible ; ils ont des objectifs qui répondent à une stratégie. Ils sont aussi très attentifs aux enjeux d’aménagement du territoire. Ce ne sont pas des « anti-France », comme on l’entend parfois, quand on met en exergue telle ou telle décision d’investissement ou telle ou telle mesure de rationalisation économique. Ces géants permettent au pays de garder un enracinement industriel. On l’oublie trop souvent. Cela ne change rien dans l’exercice de nos missions de surveillance que nous assumons dans le sens de l’intérêt général. Mais je veux affirmer ici mon attachement à ces champions industriels qui font la France.
P. I. — L’électricité, entend-on souvent, est l’énergie du futur. Êtes-vous d’accord avec cette assertion ?
J.-F. C. — Je suis toujours prudent lorsqu’il s’agit d’évoquer le futur. Ceux qui disent savoir précisément comment va évoluer le « mix énergétique » se trompent. Pour tenter d’échafauder des scénarios, il est bon de douter et de remettre en question les idées acquises. L’électricité a certainement un très gros potentiel devant elle. Pour se développer, le système d’électricité devra recourir à des modes de flexibilité d’utilisation des réseaux accrue. Récemment encore en France, les réseaux d’électricité supportaient environ 150 points d’injection, pour l’essentiel les centrales nucléaires, les barrages hydroélectriques et les centrales thermiques. En combinant les structures d’autoconsommation, les bornes de recharge pour les voitures électriques et, plus largement, l’intégration de la production à partir de sites d’énergie renouvelable, on se rapproche peu à peu du million de points d’injection. L’avenir de la filière électrique dépend de la capacité des réseaux à absorber ce changement de paradigme.
P. I. — Les réseaux justement : la CRE joue un rôle essentiel dans ce domaine car c’est elle qui valide les budgets d’investissements de Réseau de transport d’électricité (RTE), le gestionnaire des lignes haute et très haute tension. Que deviendront ces réseaux le jour où des millions de foyers opteront pour l’autoconsommation, avec une production d’électricité beaucoup plus localisée qu’aujourd’hui ?
J.-F. C. — D’abord, nous n’en sommes pas encore là. Ensuite, cette atomisation programmée de la production doit être maniée avec précaution. En tout état de cause, nous aurons toujours besoin de réseaux d’énergie, et par là même de moyens pour les financer. Il faut donc penser aux marges de manœuvre financières qui seront dégagées pour assurer la sécurité des réseaux. Enfin, et c’est lié, il ne faut pas croire qu’un foyer qui va autoconsommer échappera au tarif d’utilisation des réseaux et aux taxes sur la consommation. Notre système énergétique français repose sur les principes de solidarité et d’égalité, et chacun doit y contribuer si l’on veut garder une électricité partout, peu chère et toujours disponible. Il en va de notre modèle de société redistributif et péréqué.
P. I. — En quoi votre expérience de préfet vous est-elle utile au moment de rendre des arbitrages en matière d’énergie ?
J.-F. C. — Cette carrière de préfet, dans quatre régions différentes, m’a montré à quel point les questions énergétiques sont indissociables des questions territoriales. Par exemple, si les eaux de la Garonne se réchauffent, alors la centrale nucléaire de Golfech exploitée par EDF doit s’arrêter. Dans une autre veine, si la Suisse ne vide pas régulièrement le lac Léman, alors le fonctionnement de plusieurs centrales hydroélectriques est entravé. Et ainsi de suite : les installations énergétiques figurent en bonne place dans les problématiques d’aménagement du territoire, avec pour corollaire la nécessité absolue d’échanger avec les populations. La préfectorale, comme l’énergie, exige à la fois une connaissance fine des sujets techniques et des enjeux territoriaux, une bonne dose de pédagogie et des convictions pour se mettre au service des citoyens et répondre à leurs besoins.
P. I. — La CRE fête ses vingt ans. Comment voyez-vous les vingt prochaines années pour la Commission ?
J.-F. C. — Elle connaîtra certainement des évolutions spécifiques mais celles-ci ne peuvent s’envisager qu’à la lumière de deux grandes constantes. La première est la place de l’Europe. Cela fait maintenant soixante-quinze ans que cette région du monde vit en paix, c’est un record dans l’histoire de l’humanité. La seconde est le rejet des « sachants » dont l’expertise et les compétences sont violemment remises en cause. Nous vivons une crise de la démocratie représentative qui est forcément préoccupante si l’on considère, comme moi, que ce système a bien plus de vertus que d’inconvénients. Je reprends à mon compte la phrase de Winston Churchill : « La démocratie est le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres. » Comment contrecarrer cette crise de confiance ? En faisant en sorte que l’État puisse s’appuyer sur des autorités indépendantes conçues comme des garde-fous et en dotant ces autorités de réelles compétences et de moyens conséquents qui leur permettent d’accompagner la démocratie représentative. Les pouvoirs publics pourront ainsi continuer à exercer leurs responsabilités de manière respectueuse et efficace.