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La Turquie, un allié très encombrant…

Isabelle Lasserre — En quoi le comportement de la Turquie en Libye, en Syrie, en Méditerranée orientale et vis-à-vis de la Russie est-il problématique pour l’OTAN ?

Michel Yakovleff — En Libye, c’est très simple. En soutenant militairement, de façon aussi directe, l’une des parties au conflit, en l’occurrence le gouvernement de Fayez el-Sarraj, la Turquie viole l’embargo sur les armes décrété par l’ONU (1). Ce n’est pas ce qu’on attend d’un allié de l’OTAN. En Syrie, les menées de Recep Tayyip Erdogan (2) mettent en porte-à-faux ceux des pays de l’Alliance qui appuient les Kurdes dans leur lutte contre Daech. En Méditerranée orientale, le président turc provoque ouvertement deux alliés de l’OTAN (3). Mais le vrai problème, selon moi, est son attitude à l’égard de la Russie : depuis que son armée a abattu un bombardier russe Sukhoï au-dessus de la Syrie (4), M. Erdogan est dans un rapport de soumission envers Vladimir Poutine afin de se faire pardonner pour cette grave erreur. Par ailleurs, l’acquisition du système de défense antimissile russe S400 représente un vrai contentieux, suscitant des réactions fortes, allant de la colère pour les Américains — après tout, c’est un marché captif qu’ils perdent — à l’incompréhension. Je pense que l’objectif de Recep Tayyip Erdogan est surtout de protéger Ankara et de placer son régime à l’abri d’une nouvelle tentative de putsch (5). Mais il fait ainsi le jeu de Poutine, qui l’utilise pour affaiblir l’OTAN, toujours considérée à Moscou comme un ennemi. 

I. L. — Pourquoi la Turquie a-t-elle choisi d’acquérir la défense antimissile russe, dont on sait qu’elle est incompatible — notamment pour des questions d’espionnage — avec les systèmes de l’OTAN ?

M. Y. — Plusieurs options étaient sur la table. Malheureusement, les Turcs ont préféré l’option russe. Les Américains avaient proposé à Recep Tayyip Erdogan, qui ne cessait d’invoquer la solidarité des alliés après le putsch, de lui vendre des Patriot, mais il n’a pas voulu les payer au prix du marché. Il se trouve qu’au moment où les Turcs prenaient leur décision il y avait une mission de l’OTAN censée protéger la Turquie de la menace de missiles balistiques (menace d’ailleurs inexistante aux yeux des experts). À cette mission, outre les Américains, ont participé des Alliés européens détenteurs du système Patriot, qui se sont succédé à tour de rôle : les Allemands, les Espagnols et les Néerlandais. Il s’agissait là d’un déploiement à haut coût pour les pays concernés, uniquement motivé par le sentiment de solidarité. Or une des nations, qui effectuait la reconnaissance préalable à l’installation du système sur le terrain, a constaté que les Turcs proposaient un endroit pelé, battu par les vents, à côté d’un dépôt d’ordures, en réclamant en plus des frais d’hôtel pour les hommes ! Il a fallu insister pour obtenir des sites de déploiement plus compatibles avec le besoin opérationnel, et un peu plus convenables aux yeux des soldats qui allaient être déployés pour rendre service. Le sentiment que j’ai perçu lorsque j’ai entendu cette anecdote était que ce n’est pas comme ça qu’on traite un …