Biélorussie : la présidente

n° 170 - Hiver 2021

La Biélorussie, petit pays de 9,5 millions d’habitants situé entre la Russie à l’est, trois pays de l’Union européenne à l’ouest (Lettonie, Lituanie et Pologne) et l’Ukraine au sud, est connue du public occidental pour être la « dernière dictature d’Europe ». Dirigée depuis 1994 par l’indéboulonnable et très autoritaire président Alexandre Loukachenko, elle était — jusqu’à l’été 2020 — régulièrement décrite comme plongée dans une profonde léthargie, figée dans une bulle où la vie rappelle encore, par bien des aspects, le passé soviétique. Il est vrai que la Biélorussie est le dernier pays de la région à conserver une économie dirigiste largement dominée par les entreprises publiques, même si le secteur privé y a également sa place. Le système de santé, l’éducation, les transports : l’État est très présent dans de nombreuses sphères de la société. Les restrictions aux libertés individuelles et politiques pratiquées par le régime d’Alexandre Loukachenko sont régulièrement dénoncées par de nombreux organismes de défense des droits de l’homme. Ce modèle assez unique, rendu possible par le soutien financier du voisin russe, paraissait immuable. Quant aux Biélorusses, ils semblaient résignés à subir le règne du « Bat’ka » (le petit père), âgé aujourd’hui de 66 ans, jusqu’à sa mort. Et pourtant, à la surprise générale, 2020 aura été l’année d’un immense bouleversement.

Dans la torpeur du mois d’août, le pouvoir, qui respecte le décorum démocratique, organise comme tous les cinq ans une élection présidentielle. Loukachenko, qui brigue un sixième mandat, se présente, l’esprit serein, à sa propre succession. Les quelques personnalités susceptibles de l’inquiéter ont été emprisonnées (le banquier Viktor Babaryko, le blogueur Sergueï Tikhanovski) ou poussées à l’exil (le diplomate Valéri Tsepkalo). Il n’a laissé participer au scrutin que quelques adversaires qu’il ne prend pas au sérieux. Dont la femme de Sergueï Tikhanovski, Svetlana. Il a tort de la sous-estimer…

Ni activiste ni militante, cette jeune mère au foyer (elle est née en 1982) reprend le flambeau quand son mari, empêché d’enregistrer sa candidature, est jeté en prison. Profitant d’une certaine apathie du pouvoir, qui l’autorise à faire campagne, elle réussit à agréger autour d’elle l’électorat contestataire (avant tout la jeunesse urbaine, qui se languit de vivre dans cet ersatz d’URSS, mais aussi d’autres classes sociales, traditionnellement acquises au pouvoir, qui se montrent de plus en plus mécontentes face à l’arbitraire du régime et au faible niveau des revenus : le PIB par habitant, d’environ 6 000 dollars par an, est trois fois inférieur à celui de la Pologne ou de la Lituanie voisines).

Svetlana se retrouve à la tête de ce qu’on appellera rapidement la « révolution des femmes » : elle est activement soutenue par Véronika Tsepkalo, l’épouse de Valéri Tsepkalo, et par Maria Kolesnikova, directrice de campagne de Viktor Babaryko. Le trio photogénique, dont les meetings énergiques contrastent significativement avec les discours répétitifs du président sortant, fait souffler un vent de fraîcheur sur la politique biélorusse.

Le scrutin a lieu le 9 août. Les résultats officiels ne tardent pas à être proclamés : Svetlana Tikhanovskaïa obtient 10,9 % des voix et arrive en deuxième place loin derrière Alexandre Loukachenko, qui récolte 80,08 % des suffrages. L’annonce de ces scores suscite une véritable indignation populaire, tant les témoignages de fraudes sont nombreux. Immédiatement, des dizaines de milliers de Biélorusses descendent dans la rue pour protester à travers tout le pays. Svetlana Tikhanovskaïa refuse de reconnaître sa défaite, affirmant devant la presse : « Je vois que la majorité est avec nous. Le pouvoir doit réfléchir à la façon de nous céder la place. Je me considère comme la gagnante de ces élections. » Les manifestations continuent et se renforcent, mais sont réprimées de manière extrêmement brutale : des centaines de personnes sont arrêtées, emprisonnées, battues par la police. Les cas de torture se multiplient. On déplore plusieurs morts.

Le 11 août 2020, le ministre lituanien des Affaires étrangères annonce à la presse que Svetlana Tikhanovskaïa a fui la Biélorussie pour se réfugier en Lituanie, où se trouvaient déjà ses enfants. Les circonstances exactes de son départ précipité restent inconnues. Depuis Vilnius, la jeune femme appelle à une manifestation géante qui a lieu le 16 août. Le succès est colossal : des centaines de milliers de Biélorusses — certaines estimations avancent même le chiffre d’un million — déferlent dans les espaces publics de la plupart des villes du pays pour exiger le départ de Loukachenko. Encouragée par ce qui ressemble à un plébiscite, Svetlana annonce qu’elle est prête à exercer le pouvoir et forme un Conseil de coordination chargé de préparer la transition. Soutenue par plusieurs leaders occidentaux qui viennent discuter avec elle à Vilnius (parmi lesquels Emmanuel Macron, qui la rencontre le 29 septembre et assène que « Loukachenko doit partir »), tandis que Moscou se range pleinement aux côtés de Loukachenko, elle fait l’objet d’un mandat d’arrêt en Biélorussie pour « appels à des actions portant atteinte à la sécurité nationale ». En Biélorussie, justement, les manifestants ne désarment pas : chaque dimanche, de nombreux citoyens sortent dans les rues pour réclamer la tenue de nouvelles élections, libres et honnêtes ; ils se font disperser par la police avec plus ou moins de vigueur. Loukachenko refuse de partir sous la pression de la rue ou de négocier avec sa rivale. Martial, il n’hésite pas à apparaître en public revêtu d’un gilet pare-balles et armé d’une kalachnikov. Pourtant, face à la pression de son peuple, il se voit contraint de lâcher du lest. Il évoque une éventuelle réforme de la Constitution, mais aux contours flous. Une proposition qui ne suffit guère à convaincre ses opposants. Aux abois, le président redoute par-dessus tout de perdre le soutien de Vladimir Poutine, avec qui les relations n’ont pas été au beau fixe ces dernières années, l’homme fort de Minsk ayant souvent menacé son allié de se tourner vers l’Occident si la Russie songeait à se montrer moins généreuse à son égard…

Après 26 ans au pouvoir, Loukachenko semble fragilisé et vacillant. Le crédit populaire dont il bénéficiait encore se réduit comme peau de chagrin, les fraudes et les violences ayant eu raison de l’estime que lui portaient toujours bon nombre de ses concitoyens : désormais, chacun ou presque connaît quelqu’un qui a été battu ou humilié par la police aux ordres du pouvoir. La fin de son très long règne paraît proche. Quant à Svetlana Tikhanovskaïa, quel que soit son avenir politique personnel (elle a toujours dit que, si elle finissait par être reconnue présidente, elle organiserait immédiatement une nouvelle présidentielle, libre et transparente, à laquelle elle ne se présenterait pas), elle va incontestablement entrer dans l’Histoire comme une femme de courage qui aura précipité cette fin et aura su soulever le peuple biélorusse, pourtant connu jusqu’ici comme un peuple plutôt fataliste…

N. R.

Natalia RoutkevitchIl y a encore quelques mois, vous étiez très loin de la politique. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous porter candidate à l’élection présidentielle ? L’avez-vous fait à la demande de votre mari, qui a été empêché de se présenter et qui se trouve derrière les barreaux depuis mai 2020 ?

Svetlana Tikhanovskaïa —Non. C’était ma propre décision. Comme vous le savez, c’est Sergueï qui devait être candidat. C’est moi qui suis allée déposer tous les documents nécessaires pour enregistrer le groupe de soutien à sa candidature (1). Or la Commission électorale a refusé, arguant du fait que, à ce moment-là, Sergueï était déjà en prison. C’est alors que l’idée m’est venue. Dès le lendemain, j’ai demandé à enregistrer ce même groupe, mais à mon nom à moi. Je l’ai fait parce que, dans ces circonstances, cela me semblait la bonne chose à faire. Et le groupe a été enregistré !

Les choses sérieuses ont commencé : en Biélorussie, pour se porter candidat à la présidence, il faut récolter 100 000 signatures de citoyens. J’étais totalement inconnue du grand public. Et pourtant, nous sommes parvenus très rapidement à atteindre l’objectif. Dans tout le pays, les gens, mus eux aussi par un profond besoin de justice, faisaient la queue pour me donner leur signature. Les Biélorusses, plus personne ne peut en douter aujourd’hui, ont une grande soif de changement. C’est pourquoi ils ont été si nombreux à se mobiliser pour que je puisse me présenter, et c’est pourquoi ils ont majoritairement voté pour moi lors de l’élection, le 9 août. Depuis ce jour, j’essaie de justifier la confiance qui m’a été accordée.

N. R.Aujourd’hui, vous considérez-vous comme une femme politique à part entière ?

S. T. — Franchement, non. Pour moi, les vrais acteurs politiques doivent posséder un détachement et un recul que je n’arrive pas à avoir. Il est clair que je joue un certain rôle actuellement, mais je ne me sens pas dans la peau d’une politicienne tout simplement parce que, selon moi, tant que votre âme souffre pour chaque personne, tant que votre cœur ressent toute la douleur des gens, tant que vous ne pouvez pas dormir parce que ces souffrances, cette peur, c’est tout ce à quoi vous pensez, vous ne pouvez pas vous dire politicien ou politicienne. Politicien, c’est un métier !

N. R.Vous avez contesté les résultats officiels de l’élection présidentielle (selon lesquels Loukachenko aurait obtenu 80 % des suffrages et vous 10 %) et vous vous êtes déclarée gagnante. Sur quels chiffres vous êtes-vous basée ? Vous considérez-vous comme la présidente élue de la Biélorussie, notamment lorsque vous dialoguez avec des responsables politiques étrangers ?

S. T. — En Biélorussie, tout le monde sait qui est le véritable vainqueur de cette élection. Et pas seulement en Biélorussie : les dirigeants de nombreux autres pays du monde savent aussi que je suis la présidente légitime (2). C’est pourquoi ils viennent me rencontrer (3) moi, et non Loukachenko. Ils viennent dialoguer avec moi, et non avec lui, de ce qui se passe dans mon pays. …

Sommaire

Haut-Karabagh : radioscopie du conflit

Entretien avec Edward Nalbandian

Biélorussie : la présidente

Entretien avec Svetlana Tikhanovskaïa par Natalia Routkevitch

Enjeux et défis de la crise biélorusse

par Olga Gille-Belova

La Russie finira-t-elle par lâcher Loukachenko ?

Entretien avec Pavel Latushka par Galia Ackerman

La France et ses armées : revue de détail

Entretien avec François Lecointre par Isabelle Lasserre

Europe : oser la puissance

Entretien avec Clément Beaune par Isabelle Lasserre

L’Union européenne, protectrice des libertés

Entretien avec Didier Reynders par Baudouin Bollaert

Europe de la défense et défense de l’Europe

Entretien avec Bernard Rogel par François Clemenceau

De l’utilité des crises

Entretien avec Bernard Cazeneuve par Bruno Tertrais

Le Moyen-Orient à l'heure des accords d'Abraham

par Jean-Pierre Filiu

Le conflit israélo-palestinien au révélateur du coronavirus

Entretien avec Micah Goodman par Myriam Danan

Turquie-Europe : le piège de l’apaisement

par Nicolas Baverez

Inquiétante Turquie

par Nora Seni

Ankara : l’État de droit suspendu

par Guillaume Perrier

La Grèce face aux ambitions turques

Entretien avec Dora Bakoyannis par Alexia Kefalas

Ukraine-Russie : le go-between

Entretien avec Viktor Medvedtchouk par Grégory Jullien

Moldavie : le long combat contre la corruption

Entretien avec Maia Sandu par Sébastien Gobert

Le trumpisme est-il soluble dans la politique américaine ?

par Marie-Cécile Naves

Le commerce international dans la tourmente

Entretien avec Isabelle Méjean par Frédéric de Monicault

Le jeu dangereux des géants du Net

par Éric Mechoulan