Les Grands de ce monde s'expriment dans

Inquiétante Turquie

                                                                                       « Libérer l'avenir de ce qui aujourd'hui le défigure. »

                                                                                                                                       Walter Benjamin.

« Nous n’avons d’autre horizon que l’Europe, nous comptons bâtir notre avenir avec l’Europe. » Prononcés par le président turc le 20 novembre 2020 devant les membres de son parti, ces propos n’ont pas vraiment étonné les commentateurs familiers des volte-face de Recep Tayyip Erdogan. Il y a cependant de quoi être surpris ! N’est-ce pas le même Erdogan qui, tout au long de l’automne 2020, aura déversé son fiel tantôt sur le président français, tantôt sur la chancelière allemande, conseillant à l’un de consulter pour sa santé mentale, accusant l’autre de poursuivre dans la veine nazie ? De fait, ses relations avec ses alliés traditionnels — les États-Unis, l’Otan, l’UE — s’étaient considérablement dégradées depuis le coup d’État militaire avorté de juillet 2016 et, surtout, depuis l’acquisition de batteries de missiles russes S-400.

Une année belliqueuse

Cette orientation anti-occidentale, qui devait devenir l’axe de sa politique étrangère, Erdogan l’avait annoncée un an auparavant, dans son discours du 28 novembre 2019. Il livrait alors son analyse personnelle du retard des pays musulmans par rapport à l’Occident : « Nous avons oublié la tradition qui était la nôtre de nous concerter entre musulmans et avons cherché les solutions à nos problèmes auprès des capitales occidentales. Il est temps que l’umma se ressaisisse »  (1) . Il poursuivait en déclarant qu’il chargeait son proche collaborateur Adnan Tanriverdi de s’atteler à un projet de constitution commune aux pays musulmans et dont la langue, concédait-il, pouvait être l’arabe.

l faut entendre dans cette déclaration une vraie annonce programmatique. Même si elle n’augure pas la création d’un califat, loin s’en faut, le profil du personnage choisi pour mener à bien cette tâche montre qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air. Premier consultant attaché à la présidence jusqu’à novembre 2019, Adnan Tanriverdi est le fondateur et le président de la société SADAT  (2) , armée privée qui a opéré en Libye, en Syrie et dans le Haut-Karabagh. Suspectée d’entretenir une milice active sur la scène domestique, la direction de SADAT se justifie sur son site web en précisant que son ambition se limite à développer des coopérations industrielles défensives au sein des pays musulmans afin de les aider à obtenir la place qui leur est due et prévenir leur exploitation par les puissances occidentales  (3) .

Novembre 2019 marque le début d’une série inédite. La veille de cette déclaration du 28 novembre, le président turc avait signé avec la Libye un double accord qui redessinait les contours des zones de juridiction en Méditerranée et donnait à la Turquie l’accès à des espaces maritimes revendiqués par la Grèce et par Chypre. Un second volet de l’accord scellait une « coopération sécuritaire et militaire entre la Turquie et le gouvernement d’union nationale (GNA) de Sarraj reconnu par l’ONU ». Il prévoyait « la formation, le conseil, le transfert d’expérience, la planification et l’appui matériel de la Turquie pour la mise en place d’une force de réaction rapide dotée de pouvoirs de police »  (4) . Au mépris de l’embargo imposé par l’ONU, Ankara fournissait quelques semaines plus tard à Tripoli canons, drones et …