La Grèce face aux ambitions turques

n° 170 - Hiver 2021

L’année 2020 aura été marquée, sur le plan géopolitique, par le regain des tensions entre la Grèce, Chypre et la Turquie. Violations, à plusieurs reprises, de l’espace aérien et maritime grec ; forages dans les fonds marins chypriotes riches en hydrocarbures ; ouverture de la ville fantôme de Varosha dans la partie nord occupée de Chypre, et cela en dépit de l’avis contraire des Nations unies ; menace d’ouvrir les frontières pour laisser déferler sur l’Europe des milliers de migrants ; le tout sur fond de rhétorique belliqueuse rythmée par un verbe martial. Bref, le président Erdogan a décidé de fouler aux pieds tous les accords européens et internationaux au grand dam d’Athènes et de Nicosie. Dora Bakoyannis, ex-ministre des Affaires étrangères, sœur de l’actuel premier ministre Kyriakos Mitsotakis, députée du parti conservateur Nouvelle Démocratie et cheffe de la représentation nationale auprès du Conseil de l’Europe, porte un regard éclairant sur la situation dont elle connaît, mieux que personne, les protagonistes. Elle se confie à Politique Internationale

A. K.

Alexia KefalasVous êtes l’une des rares personnalités politiques à vous entretenir directement avec le président turc. Pouvez-vous nous en dire plus sur son état d’esprit ? Selon vous, quels sont ses véritables objectifs ?

Dora Bakoyannis — Jusqu’en 2010 environ, le président Erdogan souhaitait imprimer un tournant européen à son pays. À long terme, il tenait à faire adhérer la Turquie à l’UE ou, du moins, à avoir de bonnes relations avec elle. Cette période, dite « post-accord Helsinki », est celle où nos relations avec Ankara ont été le plus apaisées, malgré les difficultés liées au non-règlement de la question chypriote. Après le coup d’État de 2016, le président Erdogan a changé du tout au tout. Je pense qu’un sentiment d’insécurité, de manque de confiance en soi, l’a submergé. Il s’est replié sur un cercle proche, familial, amical, beaucoup plus limité que le groupe de personnes qu’il fréquentait par le passé au sein de son parti. Au même moment, il a profondément infléchi l’orientation diplomatique de son pays. La Turquie qui, depuis l’époque de Kemal Atatürk, avait les yeux rivés sur ses affaires intérieures, s’est tournée vers la mer en s’appuyant sur la théorie de la « Patrie bleue ». C’est au nom de cette doctrine, qui vise à étendre la souveraineté turque, qu’Erdogan s’est aventuré en Méditerranée orientale en y déployant des navires de recherche ou de forage gazier, escortés par des bâtiments militaires. Son objectif est de raviver la gloire de l’Empire ottoman, quitte à remettre directement en cause le traité de Lausanne. Aujourd’hui, nous avons donc une Turquie qui passe en force et bouscule tous les équilibres en Méditerranée orientale. La même logique est à l’œuvre en Syrie et en Libye, où elle cherche à peser sur le cours des événements et, à terme, à contrôler la région. Elle y a consacré énormément d’argent, au détriment de son économie, sans réussir toutefois à faire reconnaître sa suprématie dans le monde musulman.

A. K.Erdogan possède un atout dans sa manche : les réfugiés, qu’il utilise comme monnaie d’échange…

D. B. — Effectivement, la décision de l’Allemagne d’accueillir des centaines de milliers de migrants, en 2015, a été perçue par les Turcs comme une marque de faiblesse. Et c’est précisément cette faiblesse de l’Allemagne et du reste de l’Europe qu’Erdogan a voulu exploiter, principalement pour des raisons économiques. Il a donc tenté, en mars 2019, de déstabiliser le gouvernement grec en faisant pression à ses frontières, et de faire chanter l’Union européenne. Cette politique s’est retournée tel un boomerang contre la Turquie car les Européens se sont mobilisés pour protéger les frontières de la Grèce, qui sont de facto celles de l’Europe.

Face à cette réponse forte, Erdogan n’a pas cherché à aller plus loin, ce qui ne signifie pas qu’il ne recommencera pas à l’avenir. Je vous précise que, dans sa tentative de leadership sur le monde musulman, il a créé un « espace Schengen informel » dont nous, Européens, n’avons pas mesuré les implications. Grâce à ce Schengen informel, n’importe quel citoyen …

Sommaire

Haut-Karabagh : radioscopie du conflit

Entretien avec Edward Nalbandian

Biélorussie : la présidente

Entretien avec Svetlana Tikhanovskaïa par Natalia Routkevitch

Enjeux et défis de la crise biélorusse

par Olga Gille-Belova

La Russie finira-t-elle par lâcher Loukachenko ?

Entretien avec Pavel Latushka par Galia Ackerman

La France et ses armées : revue de détail

Entretien avec François Lecointre par Isabelle Lasserre

Europe : oser la puissance

Entretien avec Clément Beaune par Isabelle Lasserre

L’Union européenne, protectrice des libertés

Entretien avec Didier Reynders par Baudouin Bollaert

Europe de la défense et défense de l’Europe

Entretien avec Bernard Rogel par François Clemenceau

De l’utilité des crises

Entretien avec Bernard Cazeneuve par Bruno Tertrais

Le Moyen-Orient à l'heure des accords d'Abraham

par Jean-Pierre Filiu

Le conflit israélo-palestinien au révélateur du coronavirus

Entretien avec Micah Goodman par Myriam Danan

Turquie-Europe : le piège de l’apaisement

par Nicolas Baverez

Inquiétante Turquie

par Nora Seni

Ankara : l’État de droit suspendu

par Guillaume Perrier

La Grèce face aux ambitions turques

Entretien avec Dora Bakoyannis par Alexia Kefalas

Ukraine-Russie : le go-between

Entretien avec Viktor Medvedtchouk par Grégory Jullien

Moldavie : le long combat contre la corruption

Entretien avec Maia Sandu par Sébastien Gobert

Le trumpisme est-il soluble dans la politique américaine ?

par Marie-Cécile Naves

Le commerce international dans la tourmente

Entretien avec Isabelle Méjean par Frédéric de Monicault

Le jeu dangereux des géants du Net

par Éric Mechoulan