L’année 2020 aura été marquée, sur le plan géopolitique, par le regain des tensions entre la Grèce, Chypre et la Turquie. Violations, à plusieurs reprises, de l’espace aérien et maritime grec ; forages dans les fonds marins chypriotes riches en hydrocarbures ; ouverture de la ville fantôme de Varosha dans la partie nord occupée de Chypre, et cela en dépit de l’avis contraire des Nations unies ; menace d’ouvrir les frontières pour laisser déferler sur l’Europe des milliers de migrants ; le tout sur fond de rhétorique belliqueuse rythmée par un verbe martial. Bref, le président Erdogan a décidé de fouler aux pieds tous les accords européens et internationaux au grand dam d’Athènes et de Nicosie. Dora Bakoyannis, ex-ministre des Affaires étrangères, sœur de l’actuel premier ministre Kyriakos Mitsotakis, députée du parti conservateur Nouvelle Démocratie et cheffe de la représentation nationale auprès du Conseil de l’Europe, porte un regard éclairant sur la situation dont elle connaît, mieux que personne, les protagonistes. Elle se confie à Politique Internationale.
A. K.
Alexia Kefalas — Vous êtes l’une des rares personnalités politiques à vous entretenir directement avec le président turc. Pouvez-vous nous en dire plus sur son état d’esprit ? Selon vous, quels sont ses véritables objectifs ?
Dora Bakoyannis — Jusqu’en 2010 environ, le président Erdogan souhaitait imprimer un tournant européen à son pays. À long terme, il tenait à faire adhérer la Turquie à l’UE ou, du moins, à avoir de bonnes relations avec elle. Cette période, dite « post-accord Helsinki », est celle où nos relations avec Ankara ont été le plus apaisées, malgré les difficultés liées au non-règlement de la question chypriote. Après le coup d’État de 2016, le président Erdogan a changé du tout au tout. Je pense qu’un sentiment d’insécurité, de manque de confiance en soi, l’a submergé. Il s’est replié sur un cercle proche, familial, amical, beaucoup plus limité que le groupe de personnes qu’il fréquentait par le passé au sein de son parti. Au même moment, il a profondément infléchi l’orientation diplomatique de son pays. La Turquie qui, depuis l’époque de Kemal Atatürk, avait les yeux rivés sur ses affaires intérieures, s’est tournée vers la mer en s’appuyant sur la théorie de la « Patrie bleue ». C’est au nom de cette doctrine, qui vise à étendre la souveraineté turque, qu’Erdogan s’est aventuré en Méditerranée orientale en y déployant des navires de recherche ou de forage gazier, escortés par des bâtiments militaires. Son objectif est de raviver la gloire de l’Empire ottoman, quitte à remettre directement en cause le traité de Lausanne. Aujourd’hui, nous avons donc une Turquie qui passe en force et bouscule tous les équilibres en Méditerranée orientale. La même logique est à l’œuvre en Syrie et en Libye, où elle cherche à peser sur le cours des événements et, à terme, à contrôler la région. Elle y a consacré énormément d’argent, au détriment de son économie, sans réussir toutefois à faire reconnaître sa suprématie dans le monde musulman.
A. K. — Erdogan possède un atout dans sa manche : les réfugiés, qu’il utilise comme monnaie d’échange…
D. B. — Effectivement, la décision de l’Allemagne d’accueillir des centaines de milliers de migrants, en 2015, a été perçue par les Turcs comme une marque de faiblesse. Et c’est précisément cette faiblesse de l’Allemagne et du reste de l’Europe qu’Erdogan a voulu exploiter, principalement pour des raisons économiques. Il a donc tenté, en mars 2019, de déstabiliser le gouvernement grec en faisant pression à ses frontières, et de faire chanter l’Union européenne. Cette politique s’est retournée tel un boomerang contre la Turquie car les Européens se sont mobilisés pour protéger les frontières de la Grèce, qui sont de facto celles de l’Europe.
Face à cette réponse forte, Erdogan n’a pas cherché à aller plus loin, ce qui ne signifie pas qu’il ne recommencera pas à l’avenir. Je vous précise que, dans sa tentative de leadership sur le monde musulman, il a créé un « espace Schengen informel » dont nous, Européens, n’avons pas mesuré les implications. Grâce à ce Schengen informel, n’importe quel citoyen …
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