Galia Ackerman — Monsieur Latushka, vous avez fait partie de l’élite du régime biélorusse. À ce titre, vous connaissez bien le président Loukachenko. Comment expliquez-vous sa longévité au pouvoir ? Par son charisme ?
Pavel Latushka — Sans aucun doute. C’est un homme qui possède un charisme puissant… Il sait influencer les gens, et je dirais même les masses. Je l’ai constaté à plusieurs reprises. Lorsqu’on lui parle, on ressent une sorte de pression, comme s’il voulait écraser son interlocuteur, le désarmer, le soumettre à sa volonté. Lors des réunions de travail du gouvernement, tous les participants ont la tête baissée ; ils prennent des notes sans lever les yeux vers Loukachenko.
G. A. — Vous aussi ?
P. L. — Je ne voudrais pas paraître plus courageux que je ne le suis, mais je peux vous assurer que, moi, je levais les yeux et je ne courbais pas l’échine. Bien que je fusse plus jeune que la plupart des membres du gouvernement, Loukachenko me vouvoyait, alors qu’il tutoie pratiquement tout le monde, selon la vieille pratique soviétique. Peut-être mon dos droit l’impressionnait-il…
G. A. — Après des mois de révolte populaire, diriez-vous que son charisme opère encore ?
P. L. — Le charisme de Loukachenko est clairement en panne. Je ne sais pas si vous avez vu ces images d’ouvriers et de représentants de diverses organisations alignés devant lui, affublés d’uniformes spécialement achetés à l’occasion : ces gens ont des visages de pierre, totalement inexpressifs. Ils ne croient plus en lui, c’est tout.
G. A. — Ce n’est pas la première fois qu’une réélection de Loukachenko provoque des protestations. Mais jamais elles n’ont atteint une telle ampleur. Que s’est-il passé ? Pourquoi la coupe de la patience populaire a-t-elle débordé ? Est-ce la gestion désastreuse de l’épidémie de Covid ou des raisons plus profondes qui ont poussé les Biélorusses à descendre en masse dans la rue ?
P. L. — Il faut comprendre comment, pendant des années, Loukachenko s’est servi de la carte russe. Il faisait du chantage à Moscou : « Je reste loyal à condition qu’en échange vous m’octroyiez quelques avantages. Et si vous ne me les accordez pas, je me tourne vers quelqu’un d’autre. » La Russie, qui ne voulait pas « lâcher » la Biélorussie, a été obligée de payer. Au fond, Loukachenko arrivait à maintenir à flot une économie à bout de souffle grâce à l’argent russe et aux tarifs préférentiels qui étaient consentis à la Biélorussie pour certains produits, en particulier l’énergie. Loukachenko achetait le pétrole brut et le gaz russes pratiquement au prix du marché intérieur, et il revendait sur les marchés mondiaux du pétrole raffiné et divers produits fabriqués dans nos usines pétrochimiques. Ce système lui donnait les moyens d’assurer l’entretien de ses forces armées, de ses services secrets, de ses fonctionnaires, et de rester ainsi aux manettes du pays. Au fil des années, il a réussi à soutirer à la Russie un pactole estimé à 116 milliards de dollars. Or, aujourd’hui, c’est la débâcle économique : pendant tout ce temps, Loukachenko n’a pas créé de modèle …
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