Depuis plusieurs décennies, les citoyens des pays développés ont fait l’objet d’une intense campagne de lobbying destinée à les convaincre que le monde connecté ne pouvait être organisé que par des entreprises privées qui défendraient la liberté d’expression : tout ce qui viendrait de ces entreprises représenterait l’innovation et le progrès, le partage et l’altruisme. Quant au marché, il serait le meilleur régulateur des questions sociales face à des gouvernements caractérisés par la lenteur de leurs procédures bureaucratiques. L’Internet serait le grand « civilisateur », désenclavant les économies et offrant à chacun la chance de s’accomplir.
Or les GAFAM (Google et sa filiale YouTube, Apple, Facebook et ses filiales WhatsApp et Instagram, Amazon, Microsoft) et les sociétés qui restructurent des secteurs industriels entiers (comme Netflix, Uber, Airbnb) — media sociaux et Big Tech —, naguère champions d’une mondialisation financière, commerciale et culturelle d’inspiration américaine, se sont vite transformés en acteurs « déterritorialisés » qui jouent leur propre partition sur la scène internationale.
Les champions de l’influence
Chaque nouvelle technologie — de la marine à voile à l’avion en passant par le rail qui ont permis aux hommes de s’élancer à la conquête de nouveaux territoires — a contribué à façonner les relations entre nations. Il en va de même aujourd’hui du cyberespace. Une différence de taille, cependant, par rapport aux innovations passées : on ne s’était pas demandé si les chantiers navals, les ateliers ferroviaires ou l’industrie aéronautique et spatiale deviendraient des acteurs des relations internationales. La question se pose à propos des géants de l’Internet qui, tout en fournissant les moyens de la diffusion des contenus, influencent de manière radicale leur conception et leur circulation.
La tentation d’imaginer ces géants inféodés à l’État qui les a vus naître est légitime. L’affaire Snowden a d’ailleurs montré que la Silicon Valley a payé l’État en retour, en particulier Microsoft, premier partenaire de la NSA dans le programme de surveillance PRISM. Les percevoir comme les champions d’un modèle occidental « américano-centré » fut longtemps justifié. Échange, circulation des idées, absence de censure : ne sont-ce pas là les valeurs de la démocratie libérale victorieuse « à l’usure » du totalitarisme soviétique et prête à en faire autant de tous les régimes répressifs ? Le Département d’État n’a-t-il pas encouragé les entreprises américaines à fournir aux Iraniens des instruments pour leur permettre de contourner la censure d’État ? N’a-t-il pas demandé à Twitter de faciliter son utilisation au pays des mollahs, et à Google et Facebook de développer leurs services en persan ? Wael Ghonim, acteur clé du « printemps arabe », pouvait déclarer : « Si vous voulez libérer une société, il suffit de lui donner l’Internet. » Alec Ross, conseiller d’Hillary Clinton pour l’innovation, n’hésitait pas à qualifier l’Internet de « Che Guevara du XXIe siècle » (1).
Une liberté d'expression…
En moins d’une décennie, les choses ont bien changé : les activistes qui avaient tant usé des réseaux sociaux contre les autocraties se sont rendu compte que Facebook interdisait peu à peu leurs pages et en interrompait la diffusion. Échaudés par les événements d’Afrique du Nord, tous les gouvernements autoritaires ont commencé dès 2011 à …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
J'ai déjà un compte
M'inscrire
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :
- Historiques de commandes
- Liens vers les revues, articles ou entretiens achetés
- Informations personnelles