La Moldavie aurait-elle trouvé sa Jeanne d’Arc ? Depuis son indépendance en 1991, cette ancienne république soviétique, d’une taille comparable à la Belgique, encastrée entre la Roumanie et l’Ukraine, s’est souvent retrouvée à la croisée des chemins, ballottée entre l’Est et l’Ouest, entre la Russie et l’Union européenne, entre autoritarisme et démocratie, entre corruption et réformes. En quête permanente de réponses politiques, économiques et identitaires, les quelque trois millions de Moldaves, dont un tiers vit et travaille à l’étranger, investissent aujourd’hui leur espérance dans l’accession de Maia Sandu à la présidence. Première femme à se hisser à la tête de la république de Moldavie, elle fait face à des défis considérables dans son long combat pour la construction d’un État fonctionnel et contre la corruption endémique qui gangrène le pays.
Née en 1972 d’une mère professeure de musique et d’un père vétérinaire, Maia Sandu fut élevée avant tout dans le culte du travail. Après des études d’économie et de relations internationales, elle devient économiste au bureau de la Banque mondiale à 26 ans. Elle poursuit son parcours au sein du programme des Nations unies pour le développement et s’envole en 2010 pour les États-Unis où elle est nommée conseillère au bureau exécutif de la Banque mondiale pour les relations avec les pays de l’ancien bloc de l’Est. Technocrate occidentalisée appréciée pour sa rigueur et son intégrité, elle entre dans le jeu politique moldave en 2012 comme ministre de l’Éducation nationale. Quatre ans plus tard, elle fonde le parti Action et Solidarité (PAS) et, dans la foulée, se présente à l’élection présidentielle contre le socialiste Igor Dodon. Alors que ce dernier se prévaut d’une relation personnelle avec Vladimir Poutine et promet de résoudre tous les problèmes de la Moldavie à travers un rapprochement avec la Russie, Maia Sandu, elle, défend une position plus équilibrée.
Encore peu aguerrie, elle sous-estime la capacité de résistance des élites oligarchiques enracinées jusqu’au cœur du système d’État. Maia Sandu réagit, par exemple, avec maladresse aux insinuations d’Igor Dodon, défenseur des valeurs familiales traditionnelles, sur sa vie privée. Toute dédiée à sa carrière depuis sa jeunesse, elle ne s’est en effet jamais mariée, ce qui fait jaser dans les organisations chrétiennes orthodoxes, influentes dans le pays. Elle est défaite au terme d’un second tour entaché de fraudes.
Hors de question, pourtant, d’aller retrouver un poste confortable dans une institution internationale : Maia Sandu devient la première opposante à Igor Dodon et une ennemie acharnée de l’oligarque Vladimir Plahotniuc. Ce dernier, l’homme le plus riche du pays, a longtemps manœuvré dans l’ombre pour capter l’essentiel des ressources de l’État, ce qui lui a valu le surnom de « kidnappeur de la Moldavie ». En juin 2019, Maia Sandu s’impose comme le fer de lance d’une révolte populaire qui veut en finir avec le règne de l’oligarque. Révolution oblige, elle négocie une alliance contre nature avec Igor Dodon. Après avoir obtenu gain de cause (Vladimir Plahotniuc s’enfuit à l’étranger), Maia Sandu prend la tête d’un gouvernement de coalition. Elle s’applique alors à mettre en œuvre des réformes radicales pour épurer les institutions d’État. Des changements que ne goûtent guère les députés, dont beaucoup sont affiliés à des groupes oligarchiques corrompus. Ceux-ci votent une motion de défiance à l’encontre de la première ministre qui doit se retirer en novembre 2019, cinq mois seulement après avoir pris ses fonctions. Rejetée dans l’opposition, Maia Sandu laisse de son bref passage au pouvoir l’image d’une femme rigoureuse et honnête, sincèrement décidée à réformer son pays. Le 15 novembre 2020, 57,75 % des électeurs lui accordent leurs suffrages au second tour de la présidentielle.
D’allure calme, voire placide, appréciée pour son élégance sobre, Maia Sandu cherche à séduire l’opinion sans dissimuler la dureté des réformes qu’elle entend mettre en œuvre. Qu’il s’agisse de refondre le système judiciaire, de consolider les institutions, de relancer l’économie, d’améliorer la protection des plus vulnérables ou de convaincre les Moldaves de la diaspora de revenir au pays, Maia Sandu dégaine la même formule magique : lutter contre la corruption. En 2019, la Moldavie était classée au 120e rang sur 180 par l’ONG Transparency International. Dans l’imaginaire collectif, elle est avant tout connue pour être le pays de la « fraude du siècle » : en 2014, un milliard de dollars de fonds publics déposés dans trois banques se sont évaporés dans la nature. La somme représentait alors 12 % du PIB ! Hormis quelques condamnations très politisées, les principaux responsables, dont le sulfureux Vladimir Plahotniuc et le populiste Ilan Shor, n’ont pas été inquiétés par la justice. À en croire Maia Sandu, cela pourrait changer dès 2021.
Des changements sont également attendus sur la scène internationale, où la Moldavie semble pour l’heure bien isolée. Discréditée aux yeux des Occidentaux par des années de réformes en trompe l’œil, en froid avec la Russie suite à des différends commerciaux et énergétiques, elle a même distendu ses liens avec ses voisins immédiats, la Roumanie et l’Ukraine. Maia Sandu promet de rétablir des relations constructives avec tous, même si elle est consciente de la difficulté de l’exercice. Une Moldavie assainie, réformée, stable et prévisible serait même en mesure, selon elle, d’échafauder une solution négociée pour réintégrer la région de Transnistrie. Coupée du reste du pays depuis une guerre en 1992, cette bande de terre étalée sur la rive gauche du fleuve Dniestr vit sous le joug d’un régime autoritaire qui cultive la nostalgie de l’URSS et revendique sa proximité avec la Russie de Vladimir Poutine. Celle-ci entretient l’ambiguïté sur ses intentions vis-à-vis de cette république non reconnue, dans laquelle elle maintient une présence militaire. La persistance de cet état de sécession place la Transnistrie sur la liste des conflits hybrides qui parsèment l’espace post-soviétique. Considérés comme « gelés », les récents combats au Haut-Karabakh ont démontré qu’ils pouvaient être réactivés à tout moment.
De l’ambition, Maia Sandu n’en manque donc pas. En revanche, en tant que présidente d’une république parlementaire, ses prérogatives sont limitées. Seuls les députés sont habilités à faire et à défaire les gouvernements. Or ses partisans ne sont pas majoritaires et le gouvernement actuel est fidèle à Igor Dodon. Elle n’a pas, non plus, le pouvoir de dissoudre la Chambre. Consciente de ce rapport de force, Maia Sandu cherche de nouveaux partenaires afin de provoquer des élections anticipées. Se sentant en danger, le 3 décembre, dans une atmosphère chaotique, une coalition hétéroclite de socialistes et d’élus à la réputation douteuse a transféré le Service d’information et de sécurité, qui était jusqu’alors rattaché à la présidence, sous le contrôle du Parlement. Une manière de déposséder la future chef de l’État, qui a pris ses fonctions trois semaines plus tard, d’un outil essentiel. L’affaire a donné un coup d’accélérateur aux tentatives de Maia Sandu pour dissoudre le Parlement. Le 6 décembre, elle réunissait 50 000 personnes dans les rues de Chisinau contre « les bandits et politiciens corrompus qui divisent le peuple et empêchent toute réelle réforme ». C’était là le coup d’envoi d’une série de manifestations qui ont agité la Moldavie tout au long du mois de décembre. À peine élue, la Jeanne d’Arc moldave est déjà en guerre pour sauver son pays. De la réponse qu’elle apportera à cette nouvelle crise politique dépendra la tonalité des quatre années de son mandat.
S. G.
Sébastien Gobert — L’élection présidentielle du 1er et du 15 novembre 2020 a souvent été présentée comme un énième test géopolitique pour la Moldavie, sommée de choisir entre la Russie et l’Union européenne. Votre élection annonce-t-elle un ancrage de votre pays à l’Ouest ?
Maia Sandu — Les changements que je porte sont ceux qu’attendent tous les Moldaves, qu’ils regardent à l’est ou à l’ouest, qu’ils parlent russe ou roumain. Il s’agit avant tout de lutter contre la corruption. La corruption est le problème numéro un de ce pays. Depuis trois décennies, elle a détruit notre État. Elle en a affaibli les institutions au point qu’elles ne peuvent plus assurer les services pour lesquels elles ont été créées. Les hommes d’affaires refusent d’investir en Moldavie car ils savent que leur entreprise peut leur être arrachée du jour au lendemain par des groupes corrompus. Les contribuables ne comprennent pas pourquoi ils devraient continuer à payer des impôts dans un pays où une simple fraude bancaire est capable de faire disparaître un milliard de dollars, comme ce fut le cas en 2014. C’est l’équivalent de 12 % du PIB national qui a été volé ! Les gens ont le sentiment que leur argent ne sert qu’à éponger ces pertes.
Bâtir un État qui fonctionne ; assainir le système judiciaire en procédant à une évaluation personnelle de chaque juge et de chaque procureur ; assurer l’indépendance de la Banque centrale pour qu’elle cesse de se rendre complice des abus de la classe politique, comme en 2014 ; développer une économie qui offre des opportunités à chacun : telles sont les tâches que je m’assigne.
Ces quatre dernières années, 140 000 jeunes sont partis pour l’étranger. Pour notre pays, qui compte à peine 3 millions d’habitants, c’est une tragédie sans nom — d’autant qu’il s’agit de jeunes actifs, entreprenants et créatifs. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre quatre ans de plus.
S. G. — Précisément, les changements que vous évoquez ne porteront pas leurs fruits à court terme. Or la Moldavie, qui est l’un des pays les plus pauvres d’Europe, traverse une grave crise économique en raison de la pandémie de Covid-19. Que proposez-vous aux Moldaves qui peinent à survivre chaque mois ?
M. S.— Je ne suis pas d’accord : il est possible d’obtenir des résultats très rapides. En 2019, je n’ai occupé les fonctions de premier ministre que cinq mois, mais cela m’a suffi pour stopper net la contrebande de cigarettes à travers la Transnistrie. Ce qui a été confirmé par les rapports des institutions européennes. De nombreux entrepreneurs m’ont confié que, pendant ces cinq mois, ils s’étaient sentis enfin libres et en sécurité : ils n’étaient plus harcelés par des fonctionnaires, des magistrats ou des groupes oligarchiques. Notre message était tout à fait clair et il était respecté tout le long de la chaîne de commandement. Alors imaginez ce que nous pouvons accomplir en un, deux ou trois ans ! Je ne dis pas que la tâche sera facile, car ces habitudes de corruption sont profondément ancrées dans la vie publique. Nous avons beaucoup appris …
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