Bassma Kodmani est politologue de formation et a longtemps travaillé dans des think tanks français, arabes et anglo-saxons, ainsi que dans le milieu des fondations et de la philanthropie internationale. Elle est engagée depuis dix ans dans la lutte contre la dictature en Syrie, son pays d’origine. Opposante au régime de Bachar el-Assad, démocrate, laïque et indépendante, elle est sans doute la figure de l’opposition syrienne la plus attaquée. « Agent de la France, de l’Amérique ou d’Israël », voire « terroriste » pour les uns, « ennemie de l’islam » pour les autres, elle ne manque pas d’adversaires. Elle a fait partie du petit groupe de fondateurs du Conseil national syrien en 2011, la première coalition de l’opposition, et a siégé au sein de son comité de direction — seule femme parmi dix hommes. Elle quitte le CNS un an plus tard et continue d’œuvrer dans l’ombre avec plusieurs groupes de Syriens indépendants à l’intérieur de la Syrie pour y distribuer de l’aide humanitaire, soutenir les démocrates et chercher un accord avec les Kurdes. Elle prend part à plusieurs négociations discrètes avec les représentants des pays concernés par le conflit. En 2015, elle participe à nouveau à la création d’une plateforme élargie d’union de l’opposition syrienne et intègre la délégation pour les négociations de paix avec le régime de Damas, à Genève. En 2018, elle devient membre du Comité constitutionnel chargé de la rédaction d’une nouvelle Constitution pour la Syrie sous l’égide des Nations unies.
En 2018, elle lance avec un groupe de personnalités et d’hommes d’affaires syriens une initiative baptisée « Global Syria » visant à organiser la diaspora syrienne afin d’en faire un acteur stratégique de la reconstruction du pays.
Son combat en faveur du changement dans le monde arabe l’avait conduite à lancer, en 2005, avec les principaux think tanks de la région et en partenariat avec des instituts occidentaux, le consortium « Arab Reform Initiative », véritable laboratoire de la transition démocratique. Elle milite également depuis plus de trente ans pour la paix au Proche-Orient.
Bassma Kodmani a fait ses études à Sciences Po Paris. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les conflits du Moyen-Orient, sur la sécurité régionale, ainsi que sur l’évolution des régimes et des sociétés arabes. Son livre, intitulé Abattre les murs, les Arabes et leurs craintes, publié en 2008, a servi quelques années plus tard de prétexte à une campagne de diffamation alors qu’elle s’était rangée dans l’opposition démocratique syrienne. Son engagement en faveur des droits des minorités, de la liberté de pensée, des libertés individuelles et de l’ouverture des sociétés arabes au monde fait d’elle l’une des figures féminines familières du mouvement démocratique laïc au sein du monde arabe.
Elle est membre des conseils scientifiques du European Council on Foreign Relations, du Carnegie Endowment Middle East Center à Beyrouth, du Centre Hariri au sein de l’Atlantic Council à Washington et de plusieurs ONG syriennes. Elle est chevalier de la Légion d’honneur depuis 2012.
Politique Internationale — Revenons, pour commencer, à l’origine de ce conflit qui vient d’entrer dans sa onzième année : qui, selon vous, est responsable de la guerre en Syrie ?
Bassma Kodmani — Un dictateur qui ne voulait pas s’en aller et qui ne voulait rien changer à ses pratiques a préféré provoquer une guerre et détruire le pays. C’est assez simple, et ce n’est pas spécifique à la Syrie. Kadhafi avait promis le même sort à son peuple lorsque celui-ci s’était soulevé quelques semaines plus tôt, entraînant l’intervention internationale que l’on sait. Quand de jeunes adolescents syriens, inspirés par les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte, ont gribouillé sur les murs de leur école « Bachar, ton tour est arrivé », Assad a paniqué. Il a fait arrêter et torturer ces pauvres gamins. La population était sidérée face à une riposte aussi démesurée. Il faut savoir que l’homme vit avec le complexe de ne pas avoir été désigné par son père pour lui succéder (1). L’ombre d’Hafez plane sur lui en permanence, et sa mère, encore vivante au début du mouvement, l’a incité à plus de fermeté en lui rappelant que son père avait su écraser dans l’œuf la révolte des Frères musulmans au début des années 1980 (2). L’extrême brutalité avec laquelle Assad a réagi en lançant tout son appareil militaire et sécuritaire à l’assaut des manifestants pacifiques a dessiné très tôt la trajectoire de cette guerre totale contre son propre peuple. Après des milliers de manifestations à travers le pays, qui se terminaient chaque fois par plusieurs dizaines de morts, les activistes se sont trouvés devant un choix : soit rentrer chez eux et arrêter le mouvement ; soit s’armer pour pouvoir continuer. C’est là que, bizarrement, les armes se sont retrouvées à portée de leurs mains… Beaucoup nous ont raconté comment les militaires déposaient des armes là où ils pensaient qu’elles seraient ramassées, le but étant de pousser à l’affrontement armé. C’est ce qui s’est produit. Il y avait aussi de vieux opposants islamistes, notamment des survivants du massacre des Frères musulmans à Hama qui étaient convaincus dès le départ que l’escalade était inéluctable et qui, dès la fin de l’année 2011, ont commencé à acheminer des armes vers la Syrie, surtout en provenance des pays du Golfe, et à les stocker, anticipant une guerre dont ils savaient qu’elle serait longue.
P. I. — Ce conflit aurait-il pu être évité ?
B. K. — Après dix ans, j’ai encore du mal à appeler cela un conflit, car un conflit implique l’affrontement de deux protagonistes qui usent de moyens plus ou moins semblables. Or, là, nous étions en présence d’un pouvoir qui a décidé que tout son arsenal militaire accumulé pour faire face à des ennemis extérieurs servirait à punir non seulement les manifestants et les rebelles, mais la population civile qu’il considérait comme ennemie puisqu’elle s’était soulevée contre lui.
Dès lors, il aurait fallu protéger les populations. La seule action qui aurait pu changer le cours du conflit aurait été, pour les pays occidentaux, …
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