Le 22 février 2014, à l’issue d’un long mouvement protestataire appelé « EuroMaïdan », le régime du président Ianoukovitch est renversé et les forces issues de cette mobilisation, résolument pro-occidentales et très critiques vis-à-vis de la Russie, s’emparent du pouvoir à Kiev.
Acclamée dans l’ouest de l’Ukraine, la révolution de Maïdan suscite la méfiance dans l’est et le sud du pays. Dans ces régions russophones et russophiles, beaucoup y voient un coup d’État et une remise en cause des résultats des élections démocratiques de 2010, qui avaient porté au pouvoir Ianoukovitch, lui-même originaire du Donbass (1). De nombreux habitants de ces régions n’ont pas confiance dans le gouvernement né du Maïdan qui comprend des personnalités peu consensuelles et dont la première décision est de faire voter au Parlement une loi supprimant le statut du russe comme langue régionale. Bien que cette décision n’ait pas été finalement promulguée par le chef du gouvernement, le mal était fait : une grande partie des russophones estiment que des nationalistes qui leur sont hostiles ont pris le pouvoir à Kiev.
De la même manière que les pro-Maïdan étaient descendus dans la rue pour manifester leur opposition à Ianoukovitch et avaient occupé des bâtiments officiels à Kiev et dans d’autres villes du Centre et de l’Ouest, les anti-Maïdan du Sud et de l’Est investissent les sièges des administrations régionales pour dénoncer le coup d’État et, parfois, exiger leur autonomie, voire un rattachement direct à la Russie.
En Crimée, les choses évoluent très rapidement. En réponse à l’appel du Parlement local de cette république autonome (qui avait fait partie de la Russie jusqu’en 1954, année où elle fut transférée par Nikita Khrouchtchev à l’Ukraine dans le cadre de l’URSS), les unités militaires russes, déjà présentes sur place en vertu des accords russo-ukrainiens sur la base navale de Sébastopol, se déploient sur le territoire de la péninsule. Un référendum est organisé dès le 16 mars : selon les résultats officiels, 96,7 % des votants se prononcent en faveur du rattachement à la Russie, lequel est rapidement entériné par Moscou. La communauté internationale ne reconnaît pas cette consultation et s’élève contre une annexion qui viole le principe d’intangibilité des frontières. De son côté, la Russie invoque l’exemple très récent de l’indépendance du Kosovo en 2008, proclamée par une décision du Parlement local, sans référendum, et reconnue à ce jour par 93 pays dont, entre autres, les États-Unis, la France ou l’Allemagne.
À Donetsk et à Lougansk, deux métropoles du sud-est de l’Ukraine, le rattachement de la Crimée est perçu par une partie de la population comme l’occasion de demander également leur intégration à la Fédération de Russie. Ces régions, majoritairement peuplées de Russes ethniques, sont, pour une large part, les héritières de la Novorossia (Nouvelle-Russie), un territoire qui a appartenu à l’Empire russe depuis les guerres russo-turques du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution de 1917, avant d’être partagé entre les républiques socialistes soviétique d’Ukraine et de Russie.
Début avril, les militants pro-russes occupent les sièges des administrations régionales et d’autres bâtiments importants de Donetsk et Lougansk. Ils réclament des référendums d’indépendance.
Kiev ne l’entend pas ainsi. Le 13 avril, le gouvernement lance contre les séparatistes une vaste opération dite « antiterroriste ». Les échauffourées se transforment en véritables combats. C’est le début de la guerre dans le Donbass.
Le 12 mai 2014, des scrutins sont organisés dans les zones de Donetsk et Lougansk tenues par les séparatistes. Une seule question est posée aux habitants : « Soutenez-vous l’acte d’indépendance étatique de la république populaire de Donetsk/Lougansk ? » Les votants répondent oui à plus de 89 % dans la DNR, à plus de 96 % dans la LNR. Un projet d’État fédéral de Nouvelle-Russie est formé par les deux républiques (ce projet ne verra pas le jour, pour ne pas entraver la réalisation des accords de Minsk).
Les résultats de ces référendums n’ont été à ce jour reconnus par aucun État, pas même par la Russie qui ne semble pas vouloir opter ici pour le même scénario qu’en Crimée et dit ne pas souhaiter intégrer ces territoires. Si de nombreux observateurs internationaux pointent le soutien militaire russe aux sécessionnistes (2), ces derniers affirment ne recevoir de Moscou qu’une aide humanitaire et diplomatique.
Faute de pouvoir écraser la révolte, Kiev, qui subit des pertes importantes, doit se résoudre à négocier avec les républiques autoproclamées. En septembre 2014, puis en février 2015, les accords de paix Minsk-1 et Minsk-2 voient le jour (3).
Les armes lourdes sont retirées de la ligne de contact et le conflit baisse d’intensité, mais les combats ne s’arrêtent pas pour autant. En sept ans, plus de 13 000 personnes sont tuées, plus de 1,5 million déplacées, des milliers d’immeubles détruits, une bonne partie des infrastructures significativement endommagées. Le dialogue entre les deux parties semble toujours au point mort, et le conflit risque de s’embraser de nouveau à tout moment, avec des répercussions pour l’Europe entière.
Pourquoi les belligérants n’arrivent-ils pas à s’entendre et à mettre fin à ce conflit fratricide ? À quoi aspirent les habitants des républiques autoproclamées, comment voient-ils leur avenir ? Leurs dirigeants sont-ils téléguidés par Moscou, comme l’affirme Kiev, ou représentent-ils, comme ils le clament, les intérêts et l’identité de la population de cette « autre Ukraine », bien différente de celle qu’on a vue place Maïdan ?
Au-delà des questions immédiates de l’indispensable pacification, ce qui se passe dans le Donbass pose une question plus large : celle de la viabilité de l’Ukraine en tant qu’État unitaire et centralisé.
Apparue en tant qu’État dans ses frontières actuelles en 1991, l’Ukraine a longtemps été divisée entre une partie occidentale rattachée à l’Autriche (jusqu’en 1919) puis à la Pologne (jusqu’en 1939), et une partie orientale intégrée dans l’Empire russe (depuis le XVIIe siècle). Ces deux Ukraine ont coexisté, depuis 1939, avec leurs spécificités, dans le cadre de la même république socialiste soviétique d’Ukraine, et se sont retrouvées au sein d’un État unitaire indépendant à la chute de l’Union. Mais la culture, les aspirations et la langue ne sont pas identiques dans l’Est et dans l’Ouest.
Denis Pouchiline (né en 1982 dans le Donbass), dénué d’expérience politique notable avant 2014, est l’un de ceux qui prennent la tête de la révolte anti-Maïdan en avril 2014. Il occupe entre 2014 et 2018 le poste de président du Parlement de la DNR et la représente lors des pourparlers du Groupe de contact trilatéral (4). Après l’assassinat, en août 2018, dans des circonstances troubles, du premier président de la DNR, Alexandre Zakhartchenko, il est élu président de la DNR lors du scrutin organisé le 11 novembre 2018.
N. R.
Natalia Routkevitch — Pourquoi le renversement du président Ianoukovitch, le 22 février 2014, a-t-il suscité un mouvement de protestation d’une telle ampleur et d’une telle intensité dans le sud et l’est de l’Ukraine ?
Denis Pouchiline — À l’hiver 2013-2014, je me suis moi-même rendu place Maïdan à Kiev. Je voulais voir les manifestations de mes propres yeux. Ce que j’ai trouvé n’était guère réjouissant : une foule débridée, affranchie de toute limite, l’ensauvagement, un sentiment de toute-puissance…
Il était évident que les habitants du Donbass ne pouvaient pas soutenir ce mouvement. Nous avons toujours été proches de la Russie, des valeurs traditionnelles du monde russe. Les objectifs de l’EuroMaïdan nous étaient pour la plupart étrangers — surtout après l’apparition, dans les rangs des protestataires, des activistes de « Secteur droit » (5), avec leurs slogans ultra-nationalistes, tels que « l’Ukraine aux Ukrainiens » ou « l’Ukraine au-dessus de tout ».
Les habitants de notre région sont descendus dans la rue immédiatement après le coup d’État à Kiev, le 22 février 2014. D’autant que, le lendemain, la Rada a adopté un texte qui faisait de la langue ukrainienne la seule langue officielle de l’État, en excluant le russe.
Le Sud-Est l’a ressenti comme un affront, comme une atteinte aux droits de la population russophone. Outre Donetsk et Lougansk, l’agitation populaire s’est étendue à Kharkov, Zaporijia et Odessa : partout, les gens exigeaient que Kiev prenne en compte leurs intérêts. Sur les affiches des manifestants on pouvait lire : « le Donbass, c’est la Russie », « le russe est notre langue maternelle » et « le Donbass veut un référendum ». Ils espéraient faire valoir leurs droits, du moins au niveau de notre région, mais Kiev n’a pas cédé…
N. R. — Les référendums sur l’indépendance organisés en mai 2014 en DNR et en LNR n’ont été reconnus par aucun État. Par ailleurs, le taux de participation extrêmement élevé et l’écrasante victoire du « oui » ont éveillé la méfiance des observateurs… Comment expliquer une telle unanimité ?
D. P. — La principale raison de cette unanimité est la politique agressive de Kiev à l’égard du Donbass, qui date même d’avant 2014. Il faut bien comprendre que, ici, nous nous sommes toujours considérés comme des Russes. Après l’effondrement de l’URSS, la région n’est jamais devenue ukrainienne, bien qu’elle ait été soumise à une ukrainisation forcée pendant 23 ans. Toutes les publicités étaient censées être uniquement en ukrainien, les films projetés dans les cinémas étaient doublés en ukrainien, et il y avait de moins en moins d’écoles où le russe était la langue d’enseignement. On rognait depuis longtemps sur les droits des russophones, en essayant de nous imposer une langue qui n’était pas la nôtre (6).
Avec le coup d’État de février 2014, qui ne présageait rien de bon pour nous, la patience des habitants du Donbass a atteint ses limites. Nous avons proclamé la république populaire de Donetsk le 7 avril et avons fixé la date du référendum. Quelques jours plus tard, le président ukrainien par intérim, Tourtchinov, a lancé contre nous une « opération antiterroriste » : concrètement, cela signifie que l’armée a été envoyée pour réprimer des …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
J'ai déjà un compte
M'inscrire
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :
- Historiques de commandes
- Liens vers les revues, articles ou entretiens achetés
- Informations personnelles