En mars-avril 2021, la tension monte à la frontière russo-ukrainienne. Les soldats russes s’y massent en grand nombre : près de 100 000, selon le décompte de l’Union européenne (1). Certains observateurs annoncent une invasion imminente de Moscou dans le but d’annexer les territoires du Sud-Est ukrainien tenus, depuis 2014, par les forces indépendantistes ayant proclamé les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk (DNR et LNR).
La Russie dément, assurant que ces manœuvres ne sont nullement menaçantes, dénonce l’intensification des tirs ukrainiens visant la DNR et la LNR et finit, après plusieurs semaines, par ordonner le retrait progressif de ses troupes de la frontière vers les lieux de leur déploiement permanent.
En Europe, c’est le soulagement. On a l’impression d’être passé tout près d’une guerre d’envergure. Le conflit qui crépite dans le Donbass depuis 2014 ne va pas s’embraser. Du moins, pas cette fois-ci. Sera-t-il, pour autant, réglé prochainement ? Rien n’est moins sûr.
La confrontation entre les régions du Sud-Est et le nouveau pouvoir central issu de la révolution de l’EuroMaïdan (novembre-février 2014) éclate dès le printemps 2014. Rapidement, elle prend de l’ampleur et se transforme en une vraie guerre qui, à ce jour, n’est toujours pas achevée (2).
Les hostilités continuent quand bien même elles auraient dû prendre fin dès 2015, avec la signature des accords de Minsk-2, paraphés par les deux parties au conflit sous l’égide de trois garants : la France, l’Allemagne et la Russie. Ces accords prévoient l’arrêt des combats et une feuille de route en treize points comprenant l’établissement du dialogue et l’échange de prisonniers, l’amnistie pour les combattants-indépendantistes, la reprise par Kiev du contrôle des frontières, ou encore une réforme constitutionnelle de l’Ukraine afin de doter les régions d’une large autonomie.
Les accords permettent, certes, de mettre fin à la phase la plus meurtrière ; les combats baissent d’intensité, mais le règlement politique, lui, n’a connu aucune avancée depuis six ans, la feuille de route n’étant pas appliquée.
Pourquoi piétine-t-on ainsi ? Il semble que la cause de ces atermoiements réside dans le désaccord fondamental qui oppose Kiev aux sécessionnistes sur la nature même du conflit.
Malgré la signature des accords qui les contraignent à négocier avec les séparatistes, les autorités officielles de Kiev refusent de leur reconnaître une quelconque légitimité et les qualifient systématiquement de « marionnettes de Moscou » et de « terroristes ». Pour le gouvernement ukrainien et ses alliés, il n’y a aucun doute sur le fait que le Donbass reçoit un soutien colossal, y compris militaire, de la Russie. Dans ces conditions, la présidence Porochenko (2014-2019) puis la présidence Zelensky qui lui a succédé se montrent peu enclines au dialogue avec la LNR et la DNR. Kiev exige, comme préalable à toute évolution concrète, la cessation de l’implication russe.
De son côté, la Russie a toujours affirmé que ce conflit était une affaire intérieure à l’Ukraine. Certes, elle accorde aux républiques autoproclamées une assistance humanitaire et diplomatique, mais elle n’y intervient pas militairement. En tant que pays garant des accords de Minsk, elle fait pression sur les autres garants réunis au sein du format dit « de Normandie » (France, Allemagne, Russie et Ukraine) pour faire appliquer ces accords à la lettre.
Contrairement à la Crimée, intégrée à la Russie en mars 2014 à la suite d’un référendum non reconnu par l’immense majorité des pays de la planète, Moscou a dit et répété n’avoir aucune intention d’annexer la DNR et la LNR.
Ainsi, depuis 2014, les griefs, les accusations, les incompréhensions entre l’Ukraine et la Russie, deux pays pourtant historiquement très proches, s’accumulent. Ces disputes empêchent, pour l’heure, toute entente sur une solution pacifique et prolongent une guerre fratricide qui continue d’emporter des vies et qui compromet toujours davantage la possibilité pour l’Ukraine de recouvrer un jour son intégrité territoriale.
Pour essayer de voir plus clair dans cet imbroglio politique, diplomatique et militaire, Politique Internationale a rencontré Dmitri Kozak, probablement la personnalité la mieux placée pour exposer la position russe dans ce dossier. Homme politique très expérimenté (3), proche collaborateur de longue date de Vladimir Poutine, il est, depuis début 2020, chargé, en tant que chef adjoint de l’administration présidentielle, de superviser les relations russo-ukrainiennes.
N. R.
Natalia Routkevitch — Au printemps 2021, de nombreux observateurs ont pointé un risque d’escalade majeur dans le sud-est de l’Ukraine. Que s’est-il passé exactement ? Ce rassemblement massif de troupes russes à la frontière russo-ukrainienne a-t-il été décidé en réponse à des actions de Kiev ?
Dmitri Kozak — Non. Ce n’était nullement une « réponse à des actions de Kiev ». Il s’agissait tout simplement de l’inspection annuelle de la capacité opérationnelle des forces armées russes, qui a eu lieu après la période d’entraînement d’automne-hiver. Comme les années précédentes, les exercices ont été menés dans toute la Fédération de Russie, de l’Extrême-Orient à Kaliningrad.
La très bruyante réaction internationale — qui a parfois frôlé l’hystérie militaire — a clairement été excessive. Volontairement ou non, l’attention a été détournée du problème réel, à savoir l’intensification des combats dans le sud-est de l’Ukraine (4), qui a commencé à la fin de l’année dernière et qui n’a pas cessé depuis. Or, là, il est question de la mort de civils et de la destruction d’infrastructures indispensables à la vie quotidienne !
N. R. — En commentant cette situation en avril, vous avez déclaré que le déclenchement par Kiev d’hostilités à grande échelle dans le Donbass serait le « début de la fin » pour l’Ukraine (5). Pouvez-vous préciser ce que vous aviez en tête ?
D. K. — Je suis absolument convaincu que toute tentative visant à résoudre le conflit du Donbass par des moyens militaires aura des conséquences dévastatrices pour l’Ukraine — et cela, non pas du fait d’une intervention extérieure, mais en raison de ce qui se passerait à l’intérieur même du pays.
Je m’explique. Comme le montrent régulièrement les sondages d’opinion, l’écrasante majorité des citoyens ukrainiens sont opposés à une reprise des combats et se prononcent résolument en faveur d’un règlement politique et pacifique du conflit. Les élections présidentielle et législatives de 2019 en ont apporté une preuve éclatante : ces scrutins ont été largement remportés (6)par des hommes et des forces politiques qui prônaient le rétablissement de la paix par le biais du dialogue intra-ukrainien. D’ailleurs, selon les informations dont nous disposons, l’escalade dans le Sud-Est a entraîné une augmentation significative des flux migratoires — aussi bien vers la Russie que vers les pays européens — de citoyens ukrainiens contraints d’effectuer leur service militaire.
La déception de la population à l’égard du pouvoir et l’aggravation du clivage dans la société auraient des conséquences désastreuses pour l’Ukraine. Il est peu probable que le pays survive à une autre « révolution de la dignité ». C’est pour cette raison que j’ai dit que ceux qui nourrissent des projets militaristes « jouent avec des allumettes sur un baril de poudre ».
N. R. — Faut-il comprendre qu’en cas d’attaque ukrainienne dans le Donbass la Russie serait obligée de prendre la défense de ses habitants…
D. K. — Dans un tel cas de figure, il n’est pas totalement exclu qu’on se retrouve face à une situation qui pourrait s’apparenter à un génocide. Il existe, hélas, en Ukraine des groupuscules politiques extrêmement radicaux qui sont prêts à …
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