Yunior García se confie volontiers. À partir d’une question, il raconte sa vie d’homme et son travail d’artiste, rappelle les mobilisations contre le régime cubain, cède à quelques digressions pour insister à nouveau sur les épisodes de sa lutte, les revendications des libertés refusées au peuple cubain, puis reprend le fil de la conversation. Depuis qu’il a atterri avec son épouse Dayana Prieto à l’aéroport de Madrid le 17 novembre 2021, ce dramaturge de 39 ans a eu à peine le temps de se poser. De conférences de presse en interviews, de discussions à gauche en conversations à droite, il a échangé avec tous les députés espagnols qui ont voulu l’entendre, ainsi qu’avec le ministre des Affaires étrangères, le socialiste José Manuel Albares. Le nom de Yunior García est associé aux trois récentes mobilisations d’envergure en faveur des libertés à Cuba : le sit-in des artistes face au ministère de la Culture le 27 novembre 2020, les grandes manifestations populaires à travers l’île le 11 juillet 2021 et la marche pour le changement prévue le 15 novembre dernier, finalement avortée et cause immédiate de son départ. Aussi García, érigé malgré lui en figure de proue de l’opposition, est-il réclamé par tous ceux que le sort des Cubains émeut ou intéresse. Un travail d’activiste à plein temps, qui lui laisse à peine l’occasion de s’occuper « des difficultés que rencontre tout immigré ».
García vit désormais à Lavapiés, un quartier populaire du centre de Madrid, dont la population de toutes les cultures et de toutes les couleurs lui rappelle un peu ses voisins de La Havane. Mais à ce nouveau quotidien espagnol, García doit ajouter un second agenda, celui de sa vie cubaine, qu’il n’a jamais quittée. Avant notre rendez-vous, il participait à une conversation sur Internet avec un groupe de Cubains. À la fin du café partagé en terrasse, il partira vers une autre obligation. Les six heures de décalage horaire avec son île marquent le rythme atypique et éreintant de sa double vie. « Je me couche habituellement vers 5 h du matin, et je me lève vers 9 h. J’ai un pied ici, un pied là-bas, et la tête plus là-bas qu’ici. On parle de Cuba toute la journée, alors je n’ai pas tout à fait atterri. » Il discute politique, mais pas seulement. À Cuba, il a dû laisser Diego, son fils de 10 ans, qui vit chez sa mère. « Après mon arrivée en Espagne, celle-ci m’a appelé et m’a dit qu’ils venaient de voir La vie est belle (1). À la fin du film, mon fils a dit : “Papa faisait la même chose avec moi.” Il comprenait qu’on dessinait pour lui un environnement qui n’était pas la réalité. » Même avec son petit garçon, le combat pour la liberté n’est jamais loin.
Né 23 ans après la révolution de 1959, Yunior García a connu un seul système politique mais trois présidents — Fidel Castro, Raúl Castro et Miguel Díaz-Canel —, l’implosion du parrain soviétique alors qu’il n’avait pas 10 ans, les pénuries permanentes et particulièrement criantes sous la Période spéciale (2), les expérimentations économiques et monétaires hasardeuses, les épisodes de répression et les espoirs d’ouverture toujours déçus… Il a observé l’émergence des figures historiques de la dissidence et il les a vues, aussi, jetées en prison, mourir en cellule, perdre leur aura ou leur impertinence, prendre le chemin de l’exil que lui ne pensait jamais emprunter.
Et pourtant, Yunior García examine aujourd’hui la procédure du droit d’asile qu’il ne voulait pas envisager à son arrivée. Comme s’il craignait de devenir trop solennel, le dramaturge au sourire facile a souvent recours à l’humour qui a tout, dans sa bouche, de la politesse du désespoir. Certains en France pensaient aux élections en se rasant, lui songe à revenir sur son île en se douchant. « Quand je ne supporte plus les attaques, je me dis que je vais débarquer à Cuba, et advienne que pourra. Qu’ils me jettent en prison, qu’ils me tuent. Mais alors, je réfléchis et je me demande : “Est-ce que je le fais pour mon ego ? Pour laver mon image ? Que va-t-il arriver à mon épouse Dayana ?” En réalité, ce serait absurde de retourner à Cuba. Cela ne résoudrait rien. Alors j’en parle à des amis et ils me disent : “Arrête les douches !” »
Est-ce un trait d’identité de sa génération presque quadragénaire ? García ne croit ni aux licornes, comme il surnomme l’utopie castriste, ni aux sauveurs providentiels, ni même à sa propre héroïcité. « Je veux mettre fin au mythe de Marvel à Cuba. Ironman n’existe pas !, insiste-t-il. Et les Cubains doivent le savoir. Si chacun ne fait pas ce qu’il peut faire, avec ses capacités, son potentiel, personne ne va nous offrir la liberté et la démocratie. » C’est aussi que García vit mal les reproches de ceux qui attendaient trop de lui sans avoir grand-chose à offrir en retour. Les « activistes de salon » sont prompts à exiger le martyre des autres. À Madrid, Yunior s’est intégré à un groupe de dissidents latino-américains. Des Vénézuéliens, des Nicaraguayens et des Cubains façonnent un dialogue pour que les expériences des uns étayent les rêves de liberté des autres. « Madrid, berceau de la tertulia (3) est l’endroit idéal pour faciliter les rencontres. Pas pour échanger des injures, ni pour inventer des slogans vides de sens. Mais pour que se rencontrent librement les idées. »
M. de T.
Mathieu de Taillac — Pouvez-vous commencer par nous parler de vous, de votre vie à Cuba depuis votre enfance ? Comment émerge en vous une conscience politique, un besoin de changer les choses sur votre île ?
Yunior García — À Cuba, on est endoctrinés dès l’école. Dès que l’on arrive dans la cour, on nous rassemble pour crier « Pionniers du communisme, nous serons comme le Che ! ». On nous impose une idéologie et un modèle à suivre dès notre entrée en maternelle. Les premières lectures sont des hagiographies de soldats héroïques qui défendent la patrie, Fidel le héros invincible… Il y a un panthéon de figures quasiment sanctifiées, car la politique ressemble à une religion. Le parti communiste fonctionne pratiquement comme une secte qui domine et dirige le pays.
Je parle en connaissance de cause parce que, quand j’étais adolescent, j’ai été membre des Témoins de Jéhovah, ce qui a retardé mon entrée à l’université. Le conseil de classe avait jugé que, malgré mes excellentes notes, je n’étais pas assez révolutionnaire. C’est uniquement quand j’ai quitté les Témoins de Jéhovah que j’ai pu suivre des études supérieures. J’ai été admis à l’École nationale d’art ; j’y ai appris le théâtre, puis la dramaturgie.
Sortant d’une secte fermée, j’entrais dans un nouvel univers. Comme j’étais un bon étudiant, j’ai été choisi plusieurs fois pour représenter mes camarades dans des congrès, y compris devant Fidel Castro. C’est là que j’ai commencé à être déçu par le régime, à le voir sous un nouvel angle. Ces congrès sont préparés à l’avance, planifiés. On m’a dit : « Toi qui parles bien, tu parleras de la triche aux examens. » J’ai répondu que, dans une école d’art, les étudiants ne veulent pas copier sur leur voisin, mais au contraire se démarquer des autres. J’ai donc refusé de prendre la parole. C’était sans doute mon premier choc avec la réalité cubaine.
2003 a ensuite marqué un tournant pour moi. C’est le moment où se produit le Printemps noir (4). C’est là que j’ai rompu avec un système que je voyais s’effondrer. Tout le mythe qu’a construit Cuba, à destination des Cubains et du reste du monde, est un mensonge.
M. de T. — Comment caractériseriez-vous le régime cubain ?
Y. G. — Beaucoup de Cubains doutent qu’il s’agisse vraiment d’un gouvernement de gauche. Pour moi, c’est évidemment une dictature militaire, prête à s’accrocher à n’importe quel système pour conserver le pouvoir. Ils ont mis en place un capitalisme monopolistique d’État. À sa tête se trouvent des chefs d’entreprise, des militaires et des bureaucrates, ainsi que quelques familles fondatrices, les Castro et leurs acolytes. Ils ont monopolisé le pouvoir et ne sont pas prêts à le partager.
La meilleure preuve que l’idéologie n’est qu’un mythe, c’est l’épisode de ce jeune socialiste qui, en avril 2021, s’est installé dans une rue de La Habana Vieja. Il portait un écriteau qui disait : « Oui au socialisme, non à la répression ! » Ils l’ont …
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