C’est une véritable institution que le pouvoir russe a récemment ordonné de dissoudre : l’organisation Memorial, apparue en 1987 pour faire la lumière sur les répressions staliniennes et devenue, au cours des trois décennies suivantes, la principale ONG de Russie, disposant de nombreuses antennes dans le pays et à l’étranger. Memorial (1), créée par un groupe de défenseurs des droits humains composé de jeunes militants et d’anciens dissidents — à commencer par le plus fameux d’entre eux, l’académicien Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix en 1975 —, avait donné naissance dans les années 1990 à deux structures principales : d’une part, Memorial International, chargée des questions historiques, sujet ô combien sensible dans la Russie à peine indépendante de la décennie 1990, et encore plus dans celle, de plus en plus conservatrice et belliqueuse, de Vladimir Poutine, à partir de 2000 ; d’autre part, le Centre de défense des droits de l’homme (CDH) Memorial, dont la vocation est de protéger les victimes des exactions militaires, politiques et policières aux quatre coins de la Russie et de l’espace post-soviétique.
Alexandre Tcherkassov, militant de la première heure, a pris la tête du CDH en 2012, succédant à Oleg Orlov (2), qui avait occupé ce poste pendant quinze ans. Les deux hommes, et leurs collègues et camarades, ont sillonné l’ex-URSS depuis trente ans, à la rencontre des témoins, des victimes et, parfois, des acteurs — y compris les plus haut placés — des nombreux conflits qui ont explosé depuis la chute de l’URSS, du Haut-Karabakh à la Transnistrie, en passant, bien sûr, par la Tchétchénie, théâtre de deux guerres particulièrement sanglantes (1994-1996 et 1999-2009, date officielle de la fin de l’« opération anti-terroriste»). Le métier de défenseur des droits de l’homme est très risqué en Russie. Natalia Estemirova, qui travaillait au bureau de Memorial de Grozny, a été assassinée en 2009. Tous les indices pointent vers Ramzan Kadyrov, le violent et exubérant roitelet de cette république pacifiée à coups de canon.
Memorial, qui ne cesse inlassablement de documenter les crimes commis dans le Caucase du Nord, est la bête noire de Kadyrov, mais aussi du Kremlin, qui l’a classée « agent de l’étranger », une étiquette infamante destinée à présenter à l’opinion publique russe des « traîtres de l’intérieur » supposément à la solde de l’Occident (cette qualification a été octroyée au CDH en 2014 et à Memorial International en 2016). Victime de nombreuses campagnes de diffamation téléguidées par le pouvoir, cible de multiples procédures judiciaires, décrite par les propagandistes du régime comme l’incarnation de la « cinquième colonne », Memorial a vaillamment résisté, s’appuyant notamment sur l’enthousiasme de ses nombreux employés, bénévoles et sympathisants. Mais en 2021, dans un contexte marqué par un assaut sans précédent mené contre la société civile, la liquidation a été prononcée — officiellement, pour manquement à certaines des obligations ubuesques inhérentes au statut d’« agent de l’étranger ».
Peu après, le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Depuis, certains militants de premier plan, à commencer par Oleg Orlov, enchaînent les séjours en prison pour avoir manifesté contre l’invasion. D’autres ont quitté le pays. C’est le cas, depuis début juin, d’Alexandre Tcherkassov. Il révèle dans cet entretien le fonctionnement kafkaïen de la justice russe, revient sur les nombreux et variés aspects du travail que Memorial a accompli pendant trente ans et donne une première appréciation juridique sur la guerre déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine.
G. R.
Grégory Rayko — Où en est Memorial aujourd’hui ?
Alexandre Tcherkassov — La liquidation de Memorial International a été prononcée le 28 décembre. Celle du Centre de défense des droits de l’homme Memorial, le lendemain. Nous avons fait appel. Cet appel a été rejeté pour les deux structures, respectivement le 28 février et le 5 avril. À partir de ces dates, Memorial est considérée comme ayant été liquidée. Entretemps, le 22 mars, la Cour suprême russe a rejeté notre demande de suspension de la procédure de liquidation de Memorial International, qui était fondée sur une décision en ce sens rendue le 29 décembre 2021 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La Cour suprême examinera la même demande concernant le Centre de défense des droits de l’homme le 22 juin et, là aussi, l’issue est écrite à l’avance : la Cour suprême confirmera que, contrairement à l’avis de la CEDH, la procédure de liquidation est parfaitement légale et justifiée. C’est d’autant plus certain que le 2 juin, une décision similaire a été rendue contre le Centre des droits de l’homme : le tribunal de la ville de Moscou a jugé que la liquidation ne pouvait pas être suspendue puisqu’elle avait déjà eu lieu. J’ai quitté la Russie le même jour.
G. R. — La CEDH est une émanation du Conseil de l’Europe, dont la Russie a été exclue le 16 mars 2022, soit six jours avant l’audience de la Cour suprême russe sur Memorial International, et trois mois avant celle consacrée au Centre de défense des droits de l’homme…
A. T. — Effectivement, mais en dépit de son exclusion du Conseil de l’Europe, la Russie demeure Haute Partie contractante à la Convention européenne des droits de l’homme jusqu’au 16 septembre 2022 (3). Ce qui signifie que, jusqu’au 16 septembre, la CEDH continuera d’examiner les plaintes déposées contre l’État russe et que, théoriquement, ses décisions devront être respectées par la justice russe. Théoriquement. De toute façon, le 11 juin 2022, Vladimir Poutine a signé une loi stipulant que la Russie n’appliquera pas les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme rendus après le 15 mars. En outre, les décisions de la Cour de Strasbourg ne seront pas considérées comme des motifs de révision des décisions des tribunaux russes.
G. R. — Memorial n’a cessé d’être inquiétée par les autorités pratiquement depuis son apparition il y a trente ans, et tout spécialement depuis l’arrivée aux affaires de Vladimir Poutine en 2000. Pourquoi la décision de liquider l’organisation a-t- elle été prise précisément maintenant ? La justice russe étant totalement aux ordres du pouvoir exécutif, cette dissolution aurait pu être ordonnée bien plus tôt…
A. T. — Notre État aimerait beaucoup être considéré comme une sorte de machine suprêmement efficace, où la moindre décision prise en haut lieu est appliquée à la vitesse de l’éclair. La réalité est tout autre. L’État est une machinerie bureaucratique extrêmement lente. Dans les faits, entre le moment où une décision est prise et …
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