En 2021, le conflit entre la Russie et l’Ukraine, qui a commencé avec la révolution du Maïdan sept ans plus tôt, connaît un regain de tension. La première alerte survient au printemps 2021, quand la Russie masse 150 000 soldats aux frontières de l’Ukraine en expliquant qu’il s’agit d’un simple exercice militaire. Au bout de quelques semaines, Moscou retire ses troupes. Mais à la fin de l’année, on assiste à une nouvelle intensification de la présence militaire russe dans la région, sur fond de négociations stratégiques entre Moscou et Washington — lesquelles se révèlent infructueuses (1). Si certains observateurs avertissent de l’imminence d’une intervention russe, pour un grand nombre d’experts il s’agit, cette fois encore, d’une fausse alerte — d’autant que les Russes annoncent le retrait de leurs soldats vers la mi-février. On pense pouvoir souffler mais, rapidement, le ciel s’assombrit dans la région ukrainienne du Donbass, partiellement tenue depuis 2014 par des séparatistes prorusses qui y ont mis en place deux entités - les républiques populaires de Donetsk (DNR) et Lougansk (LNR) - dont l’indépendance n’est reconnue par aucun État. Après des affrontements violents avec l’armée ukrainienne en 2014-2015, le front s’était stabilisé et un fragile cessez-le-feu avait été instauré.
À partir du 16 février, les violations de ce cessez-le-feu se multiplient (2). Le 18 février, l’administration de la DNR annonce l’évacuation des femmes, des enfants et des personnes âgées et accuse l’Ukraine de préparer une offensive de grande ampleur visant à récupérer ce territoire sur lequel Kiev n’exerce plus aucune influence depuis des années. Le 21 février, la DNR et la LNR demandent à la Russie de reconnaître leur indépendance (ce à quoi Moscou s’était jusqu’ici refusée, exigeant la mise en œuvre des accords de Minsk-2, signés en 2015, qui prévoient la fédéralisation de l’Ukraine) (3). Le jour même, Vladimir Poutine convoque en urgence le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, dont la réunion est exceptionnellement diffusée en direct. Quelques heures plus tard, il signe un décret par lequel Moscou reconnaît l’indépendance de la DNR et de la LNR, et prononce un discours mémorable où il expose une longue liste de griefs vis-à-vis de l’Occident et de Kiev. Le réquisitoire porte notamment sur la militarisation de l’Ukraine, l’accueil sur son territoire de missions de l’Otan et l’adoption récente par l’Ukraine d’une nouvelle stratégie militaire que Poutine juge dirigée contre la Russie (4). Le président russe déroule aussi sa vision de l’histoire de l’Ukraine. Celle-ci n’a pas, selon lui, de tradition étatique ; elle n’est qu’une « création artificielle de Lénine et des bolcheviks ».
Le lendemain, le Parlement russe ratifie le décret sur la reconnaissance des républiques séparatistes. Dès lors, les événements s’enchaînent très vite. Les dirigeants de la DNR et de la LNR ne tardent pas à appeler Moscou à l’aide pour « parer à l’agression de Kiev ». Les observateurs s’interrogent sur la forme que va prendre cette aide. La réponse vient dans la nuit du 24 février, lorsque la Russie lance une offensive d’envergure sur plusieurs fronts. De nombreuses villes sont bombardées et des dizaines de milliers de soldats russes déferlent sur l’Ukraine.
Pour l’Europe, il s’agit d’un séisme majeur. La guerre est de retour au cœur de l’Europe — même si le dirigeant russe ne parle pas de « guerre » (utiliser ce terme pour désigner ce qui se passe en Ukraine est d’ailleurs à ce jour expressément interdit en Russie), mais d’« opération militaire spéciale » dont les objectifs consistent à « protéger les habitants du Donbass des abus et du génocide perpétré par Kiev pendant huit ans », à « démilitariser » et à « dénazifier » l’Ukraine.
Dans un grand nombre de pays, cette intervention suscite une réaction d’indignation et un vaste mouvement de solidarité vis-à-vis de l’Ukraine. La Russie se voit imposer des sanctions sans précédent de la part de la communauté occidentale qui rompt de nombreux contrats, sans parvenir toutefois à renoncer au gaz russe dont elle est largement dépendante. En Russie même, de nombreux citoyens sont sous le choc. Beaucoup de Russes fuient le pays ; d’autres manifestent, mais les protestations sont sévèrement réprimées ; la liberté de parole, déjà réduite, se rétrécit encore. Cependant, l’effet de sidération passé, la majorité des Russes se rangent derrière le drapeau et soutiennent l’opération, comme le montrent de nombreux sondages d’opinion.
L’espoir d’une guerre éclair est rapidement douché. La résistance ukrainienne se révèle tenace, d’autant que les armements et les soutiens financiers affluent du monde entier. Les pourparlers russo-ukrainiens organisés en mars s’enlisent, la spirale de violences rendant l’entente de moins en moins probable. Cette guerre entraîne son lot de morts (y compris de nombreux civils) et de destructions, et jette sur les routes des millions de réfugiés : 10 millions d’Ukrainiens, sur 44 millions d’habitants, ont quitté leur foyer. La moitié d’entre eux ont fui à l’étranger, principalement en Pologne.
Le jour de la grande fête nationale de la Victoire, le 9 mai, Vladimir Poutine réitère son argumentation de la guerre préventive.
« On ne nous a pas laissé le choix. (…) Aujourd’hui, nous nous battons pour les mêmes valeurs que celles que nos ancêtres ont défendues lors de la Grande Guerre patriotique. À la Victoire! », s’exclame-t-il.
Selon ses dirigeants, la Russie ne mène pas seulement une opération militaire : elle livre une bataille historique à l’Occident tout entier, cet Occident qui « nous a déclaré une guerre hybride totale », comme le martèle le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors de l’assemblée du Conseil pour la politique extérieure et de défense de la Russie (SVOP), tenue à la mi-mai. « Puisque ce défi nous a été lancé, nous allons le relever », proclame-t-il devant un parterre de géopoliticiens, d’experts et de diplomates russes. Parmi eux se trouve Sergueï Karaganov, 69 ans. Fondateur et président d’honneur du SVOP, il est l’un des architectes de la doctrine de politique étrangère russe. Ancien conseiller de Vladimir Poutine, il est aujourd’hui directeur scientifique de la faculté d’économie et de politique mondiales du prestigieux Haut Collège d’économie de Moscou.
Politique Internationale a souhaité interviewer cet influent géopoliticien pour comprendre comment les élites russes — y compris Poutine — voient la guerre et pour mesurer à quel point la rupture avec l’Occident sera profonde et durable.
N. R.
Natalia Routkevitch — Pourquoi la Russie a-t-elle lancé cette « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine ? Celle-ci a-t-elle constitué une surprise pour vous ?
Sergueï Karaganov — Depuis la signature, en 1997, de l’Acte fondateur Russie-Otan, je n’ai cessé d’écrire que l’élargissement de l’Otan vers l’Est (5) et, tout particulièrement, son rapprochement avec l’Ukraine rendaient la confrontation de plus en plus inévitable. Depuis dix ans, je souligne dans chacun de mes articles que nous vivons dans un environnement d’avant-guerre. Si j’ai tellement répété cela, ce n’est pas seulement à cause de ce qui se passait en Ukraine (qui n’est que la partie émergée de l’iceberg) mais, surtout, en raison du bouleversement des équilibres mondiaux, de la confusion de certaines puissances qui ont perdu le sens des réalités et de la montée sans précédent des tensions internationales. Pour moi, les signaux indiquant qu’on marchait vers la guerre étaient, depuis quelque temps, encore plus patents qu’à la fin des années 1930.
Jamais par le passé il n’y a eu dans le monde autant de contradictions, de fractures sociales, économiques ou politiques. Le système capitaliste moderne basé sur la croissance sans limites de la consommation s’est révélé invivable ; dépourvu de tout fondement éthique, il a abouti à une polarisation incroyable et nous conduit vers une catastrophe climatique. Rien que cet aspect-là suffirait pour remettre en question le modèle imposé par l’Occident au reste du monde ! Depuis le milieu des années 2000, je voyais que la domination occidentale était en train de s’affaisser. Or l’Occident ne voulait rien céder et s’accrochait désespérément à son rôle de centre décisionnel de la planète. À partir de là, le conflit était inévitable… La pandémie de Covid-19 a retardé cette déflagration ; on a d’ailleurs exagéré l’importance de cette crise sanitaire pour éviter d’affronter d’autres problèmes plus sérieux. Dès que l’épidémie a commencé à reculer, j’ai su que la guerre contre l’expansion occidentale était imminente, sous une forme ou une autre. Elle n’a donc pas été une surprise pour moi, même si j’espérais qu’elle allait se produire ailleurs, plus loin de nos frontières. Dans un contexte marqué par des tensions sans précédent, des contestations violentes de l’ordre établi pouvaient éclater dans plusieurs zones de la planète, et il est fort probable que le conflit actuel ne restera pas unique en son genre.
N. R. — Même si, pour vous, la guerre revêt une dimension plus globale, il n’en reste pas moins que la Russie la mène sur le territoire de l’Ukraine. Quelle menace vitale justifiait une offensive aussi brutale et aussi meurtrière ? Que ressentez- vous personnellement face aux images qui proviennent d’Ukraine ?
S. K. — Je vis cette situation comme une grande tragédie personnelle, d’autant plus douloureuse que j’ai essayé de la prévenir et d’alerter sur son imminence. Je suis affligé de voir les morts des deux côtés, les destructions, les dégâts… Mais si l’Ukraine est devenue le théâtre de cet affrontement avec l’Occident, c’est que, depuis le milieu des années 2000, elle …
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