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Le nouveau visage de la Slovaquie

Le 30 mars 2019, la Slovaquie élit à sa tête Zuzana Caputova, une avocate alors âgée de 45 ans, militante écologiste et anti-corruption. Première femme à accéder à ce poste dans l’histoire du pays, Mme Caputova est l’une des fondatrices, en 2017, du parti « Slovaquie progressiste », qu’elle quitte début mars 2019 pour se lancer dans la course à la présidentielle. Une course qu’elle remporte avec 58,4 % des voix au second tour face à son rival Maros Sefcovic, commissaire européen soutenu par le parti au pouvoir, le SMER-SD. Sefcovic avait mis en avant, durant la campagne, les « valeurs chrétiennes traditionnelles » tandis que sa rivale avait surtout insisté sur la lutte contre la corruption, l’écologie, ainsi que sur la défense des droits des personnes LGBT et l’accès à l’avortement (1).

État le plus petit et le moins peuplé d’Europe centrale (5 400 000 habitants), la Slovaquie est indépendante depuis le 1er janvier 1993. Après avoir passé près de mille ans sous la domination hongroise et avoir formé, à partir de 1918, la Tchécoslovaquie (à l’exception d’une brève période d’indépendance, de 1939 à 1945), les Slovaques ont, d’un commun accord avec les Tchèques, mis un terme à la République fédérative tchèque et slovaque. Cette partition, ainsi que la disparition du bloc communiste en 1991 ont placé la Slovaquie devant un immense défi : la construction d’un État souverain, doté d’institutions démocratiques fonctionnelles et ayant vocation à s’intégrer dans l’espace européen commun. Après un démarrage difficile sous le mandat du national-populiste Vladimir Meciar (au pouvoir de 1993 à 1998), la transition s’est accompagnée de nombreuses réformes et a permis à la Slovaquie de rejoindre l’Union européenne et l’Otan en 2004.

Toutefois, une décennie plus tard, le pays connaît, à l’instar d’autres membres du groupe de Visegrad (2), une période de différends et d’altercations avec Bruxelles. Avec la Pologne et la Hongrie, la Slovaquie dirigée par Robert Fico (2012-2018), fondateur du parti SMER-SD (centre gauche), s’oppose à l’UE sur plusieurs dossiers, notamment lors de la crise des migrants de 2015. Surnommé l’« Orban de gauche », Robert Fico déclare alors que « pas un seul musulman n’entrera en Slovaquie ». Dans la foulée, il dépose une plainte contre la Commission européenne devant la Cour de justice pour « empiétement sur les prérogatives nationales » dans la gestion de la crise migratoire.

En février 2018, la Slovaquie vit un bouleversement majeur : Jan Kuciak, un journaliste qui enquête sur la corruption, les détournements de fonds européens et les liens présumés entre la mafia calabraise et certains hommes politiques slovaques, est assassiné avec sa compagne, Martina Kusnirova. Ce meurtre suscite une vague d’indignation d’une très grande ampleur : des manifestations quotidiennes se tiennent à Bratislava et dans d’autres villes, spectacle que l’on n’avait plus observé depuis la Révolution de velours (3). Ce puissant mouvement anti-corruption entraîne la chute de Robert Fico. Une longue enquête, toujours en cours, met en lumière de nombreuses affaires de corruption impliquant l’administration, la police et la justice, jusqu’au plus haut niveau de l’État.

L’arrivée à la présidence de Zuzana Caputova est l’une des conséquences de ce sursaut national. Sous le slogan « Empêcher le mal : ensemble, nous le ferons », cette mère divorcée, qui n’hésite pas à adopter sur les questions de société des positions très libérales à rebours du traditionalisme dominant, propose un programme de réforme radicale des forces de l’ordre et du système judiciaire.

Elle pulvérise littéralement ses adversaires lors des débats. Lassés d’une classe politique perçue comme déconnectée et corrompue, les Slovaques optent en mars 2019 pour un visage neuf et inspirant.

Même si les pouvoirs constitutionnels du président slovaque restent limités, c’est lui qui ratifie les traités internationaux, dispose du droit de veto, nomme les plus hauts magistrats et commande les forces armées. L’action de l’énergique présidente est d’autant plus efficace qu’elle agit de concert avec le gouvernement, issu de la coalition « Gens ordinaires et personnalités indépendantes » (OLaNO) — un rassemblement de mouvements anti-corruption arrivé au pouvoir après les élections législatives de 2020. C’est Eduard Heger qui occupe le poste de chef du gouvernement depuis le 1er avril 2021, à la suite de la démission du premier ministre Igor Matovic (président d’OLaNO), survenue dans un contexte de crise gouvernementale causée par des désaccords au sujet du vaccin russe contre le Covid-19, Sputnik V (4).

Le rapport à la Russie demeure l’un des sujets les plus clivants dans les cercles politiques, surtout après l’offensive lancée par Moscou contre l’Ukraine en février 2022. La Slovaquie a immédiatement affiché un soutien total à sa voisine, avec laquelle elle partage une courte frontière (moins de 100 kilomètres).

Alors que traditionnellement les Slovaques sont l’une des nations européennes les plus amicales envers la Russie, Bratislava prend cette fois-ci des mesures très dures à l’encontre de Moscou en expulsant 35 diplomates russes, en fermant plusieurs sites web prorusses et en redoublant d’efforts pour traquer les collaborateurs des services de renseignement russes.

Mieux encore : le pays accueille de nombreux réfugiés ukrainiens et le gouvernement slovaque décide, début avril, de faire don à l’Ukraine de son unique système de défense aérienne S-300 (de conception russe). Le premier ministre slovaque a souligné que la livraison du système « ne signifie pas que la République slovaque soit devenue partie prenante au conflit armé en Ukraine ». Cette décision n’en a pas moins été contestée par Robert Fico, aujourd’hui chef de l’opposition parlementaire.

De plus en plus acculé par les enquêtes de corruption en cours, Fico, ainsi que son ex-ministre de l’Intérieur, Robert Kalinak, ont été mis en examen en avril 2022 pour « association de malfaiteurs ». Selon OLaNO, les deux hommes « ont grossièrement instrumentalisé la police pour persécuter leurs opposants politiques ». Ils encourent jusqu’à dix ans de prison. Mais l’ancien premier ministre bénéficie d’une immunité de député qui le protège. Une immunité que la coalition au pouvoir n’a pas réussi à faire lever. Fico rejette en bloc les accusations. Il a même écrit à tous les chefs d’État des pays de l’UE pour dénoncer une opération « politique » qui, selon lui, a pour but de « détruire l’opposition ». À ses yeux, « la société slovaque d’aujourd’hui n’est pas démocratique, et la Slovaquie n’est pas un État de droit mais une province américaine ».

L’opposition menée par Fico, connu pour ses sympathies prorusses, a violemment critiqué l’envoi d’armes à l’Ukraine, reprochant à la présidente et au gouvernement d’« entraîner la Slovaquie dans le désastre juste pour être aimés à Washington et à Bruxelles ». Fico et quelques autres parlementaires ont refusé d’assister au message adressé par le président ukrainien Volodymyr Zelensky aux députés slovaques le 10 mai 2022, accusant même Zelensky de « mentir quotidiennement ».

Autre question épineuse, la forte dépendance de la Slovaquie à l’égard des hydrocarbures russes : en 2020, la Russie fournissait 100 % du pétrole brut consommé dans le pays (cas unique au sein de l’UE) et 85 % du gaz naturel (quatrième place dans l’UE). Au total, pas moins de 57 % de la demande énergétique de la Slovaquie sont satisfaits par des importations en provenance de Russie, ce qui la place au premier rang des pays de l’UE les plus dépendants de l’énergie russe (5).

Après l’attaque contre l’Ukraine, le gouvernement a annoncé « vouloir sortir du piège énergétique de la Russie ». Mais la transition risque d’être longue et, en attendant, Bratislava continue d’acheter des hydrocarbures à Moscou en se conformant au mécanisme de paiement mis au point avec Gazprombank (la banque du fournisseur de gaz russe Gazprom). D’après les sondages, la majorité de la population slovaque est réticente à l’idée de supporter les coûts d’une sécurité énergétique accrue (6).

Positionnement de Bratislava face au conflit russo- ukrainien, enjeux liés à la sécurité européenne, y compris en matière énergétique, place de la Slovaquie au sein de l’UE et sur la scène internationale : la présidente Zuzana Caputova a accepté, pour Politique Internationale, d’évoquer tous ces dossiers brûlants.

N. R.

Natalia Routkevitch — Madame la Présidente, quelles sont les conséquences de l’invasion de l’Ukraine pour la Slovaquie ?

Zuzana Caputova — Pour nous, il ne s’agit pas d’un conflit lointain, mais d’une guerre à nos portes. Nous subissons quotidiennement l’impact de la guerre de Poutine en Ukraine : plus de 400 000 Ukrainiens ont déjà franchi notre frontière, et bon nombre d’entre eux sont restés en Slovaquie. Nous avons mis en place une série de mesures — sociales, économiques, sanitaires, permis de travail, etc. — pour faciliter leur séjour. Je tiens à dire, à cet égard, que je suis profondément touchée par la solidarité dont font preuve mes compatriotes, et je leur en suis reconnaissante. Ils ont vraiment ouvert leur cœur et leur maison à ceux qui fuient la guerre. Outre le soutien aux réfugiés, nous apportons également à l’Ukraine une aide humanitaire. Mais nous savons bien que cela ne suffira pas à mettre fin aux hostilités. C’est pourquoi la Slovaquie fournit à l’Ukraine une assistance militaire, dans des proportions jamais atteintes au cours de notre histoire. L’Ukraine mène une guerre juste — elle se défend contre l’agression de la Russie —, et nous la soutenons pleinement.

N. R. — La guerre russo-ukrainienne n’a pas commencé en février 2022 mais en février 2014. Pensez-vous que les acteurs européens ont manqué de lucidité et de volonté diplomatique dans le règlement de ce conflit ? Qu’aurait-il fallu faire pour éviter ce dénouement tragique ?

Z. C. — En réalité, le conflit a commencé bien avant que les premiers missiles ne tombent sur les villes ukrainiennes. Il a commencé avec les campagnes de désinformation et la guerre hybride (7) menées depuis de nombreuses années par la Russie contre l’Ukraine, mais aussi contre certains pays de l’UE et les États-Unis. Il nous a fallu du temps pour le comprendre. Cette prise de conscience tardive nous a sans doute empêchés de réagir vigoureusement à l’annexion illégale de la Crimée et à l’occupation de certaines parties du Donbass : les sanctions que nous avons imposées à l’époque auraient pu être plus sévères. En février dernier, l’invasion de l’Ukraine a montré que M. Poutine est devenu un homme isolé qui s’est mis à croire à sa propre propagande. Or, avec ce genre de partenaire, la recherche de solutions gagnant-gagnant — ce que la plupart des Occidentaux cherchaient à obtenir dans leurs relations avec la Russie — fonctionne rarement.

N. R. — Selon une vision largement diffusée en Russie, la guerre en Ukraine s’inscrit dans un combat plus large que Moscou mène contre l’Occident, contre l’ordre mondial né avec la chute de l’URSS, contre l’expansion de l’Otan… Comment percevez-vous ces arguments, et quel rôle Washington joue-t- il, d’après vous, dans ce conflit depuis 2014 ?

Z. C. — En matière de sécurité, la règle qui prévaut en Europe depuis la fin de la guerre froide est simple : chaque pays peut choisir librement ses alliances et poursuivre son destin, tant que cela n’empiète pas sur la sécurité des …