Depuis décembre 2021, la Bulgarie, considérée comme le pays le plus pauvre mais aussi comme le plus corrompu de toute l’Union européenne, est dirigée par un jeune premier ministre (41 ans), pro-occidental et atlantiste convaincu, Kiril Petkov. Son premier objectif, comme il le dit, est de sortir la Bulgarie de l’ornière dans laquelle elle se trouve en appliquant la « tolérance zéro » face à la corruption et aux détournements de fonds, avec l’aide notamment du nouveau parquet européen.
Son accession au pouvoir est une véritable success story à la sauce bulgare. Né dans une famille de militants écologistes, Kiril Petkov quitte la Bulgarie pour le Canada avec ses parents au début des années 1990, comme tant d’autres de ses compatriotes impatients de reprendre leur vie en main après la chute du mur de Berlin. Il y fait de brillantes études, passe même par la prestigieuse Université Harvard où il rencontre son complice et alter ego Assen Vassilev, qui est aujourd’hui son vice-premier ministre et ministre des Finances. Puis il se lance — avec succès — dans les affaires. De retour en Bulgarie en 2007avec son épouse, la Canadienne Linda MacKenzie, et leurs trois enfants, il fonde sa propre entreprise (spécialisée dans la vente en ligne de probiotiques) et s’engage activement dans la société civile locale. Militant écologiste et anticorruption, il est de toutes les causes, de tous les mouvements de protestation contre les projets de bétonnage de la côte de la mer Noire et contre le gouvernement de son prédécesseur, Boïko Borissov. Au sein de l’Université de Sofia, il fonde avec Assen Vassilev, un Centre de stratégies économiques associé à la Harvard Business School où il dispense des cours qui deviennent rapidement célèbres à Sofia sous le nom de « cours de Harvard ». Le 12 mai 2021, il est nommé ministre de l’Économie dans le gouvernement par intérim du président Roumen Radev, chargé de gérer les affaires courantes d’un pays en pleine crise politique après les élections législatives du mois d’avril qui n’ont pas réussi à dégager une majorité (Assen Vassilev y occupe le poste de ministre des Finances). En septembre de la même année, les deux hommes, devenus très populaires et que tout le monde appelle en Bulgarie « le duo de Harvard », fondent leur propre mouvement : « Nous poursuivons le changement ». Et ce sont eux qui, à la surprise générale, remportent le scrutin de novembre 2021, devançant de plusieurs points le GERB, le puissant parti de l’ancien premier ministre conservateur Boïko Borissov, accusé par ses détracteurs d’avoir généralisé la corruption, le népotisme et les conflits d’intérêts aux cours de ses dix années passées au pouvoir.
En décembre de la même année, Kiril Petkov est nommé premier ministre, à la tête d’un gouvernement de coalition inédit incluant les socialistes, les tenants de la droite libérale et les populistes, emmenés par la star du petit écran Slavi Trifonov, version locale de l’Italien Beppe Grillo. Une prouesse que la plupart des observateurs qualifient de « miracle politique ».
Mais les difficultés ne faisaient que commencer pour la jeune équipe de Kiril Petkov. Son ambition de tourner la page de l’« ère Borissov » se heurte aux manœuvres d’obstruction d’une partie des forces de sécurité et surtout de la justice, restées fidèles à l’ancien régime. À cela s’ajoute l’hostilité grandissante d’un certain nombre d’oligarques locaux — que le nouveau premier ministre n’hésite pas à qualifier de « mafia » — qui se sentent menacés par la politique de lutte contre les détournements de fonds européens menée par le nouveau gouvernement.
Deux mois à peine après sa nomination, les troupes russes envahissent l’Ukraine. Cette guerre met à l’épreuve l’unité de la coalition de Kiril Petkov, déchirée — comme tout le pays — entre russophiles et pro-occidentaux. Parallèlement, le Kremlin — qui considère que la Bulgarie, très dépendante des hydrocarbures russes, fait toujours partie de sa sphère d’influence — a mis les bouchées doubles pour tenter de saboter la politique pro-occidentale et atlantiste du nouveau premier ministre. « C’est un miracle qu’on ait pu tenir jusqu’à aujourd’hui », avoue Kiril Petkov lui-même. Mais l’homme, animé par un optimisme très nord-américain, reste déterminé à poursuivre sa mission à la tête d’un pays qu’il rêve de libérer une fois pour toutes de l’influence russe et de la corruption, deux fléaux qui vont souvent de pair selon lui.
A. L.
Alexandre Lévy — Votre gouvernement a mis fin, en décembre dernier, au règne quasiment sans partage de Boïko Borissov et de son parti, Citoyens pour un développement européen de la Bulgarie (GERB, conservateur), qui sont restés plus de dix ans au pouvoir. Une séquence politique marquée par une corruption massive. Vous êtes jeune, quasiment sans expérience politique, à la tête d’une coalition extrêmement hétéroclite et fragile. Et c’est pourtant vous que les Bulgares ont choisi pour tourner la page de ces années-là. Pourquoi ?
Kiril Petkov — Malheureusement, nous ne sommes qu’au début du processus. Tant que nous n’aurons pas réformé en profondeur notre système judiciaire, tant que nous n’aurons pas changé de procureur général, nous aurons les mains liées. Nous n’avons pas aujourd’hui une justice capable d’enquêter sur les détournements de fonds publics de ces dix dernières années. Donc, cette page, dont vous parlez, elle reste bien collée ! Les Bulgares nous ont fait confiance car ils se sont dit qu’il valait mieux avoir des gens sans expérience mais très motivés que des politiciens aguerris mais rompus aux pratiques d’avant. Nos électeurs ont eu aussi un petit aperçu de notre volonté de faire bouger les choses pendant notre mandat de ministres par intérim dans le gouvernement technique nommé par le président pour gérer les affaires courantes quatre mois avant le scrutin de novembre 2021. Disons que les Bulgares ont « acheté » un produit qui leur a donné satisfaction lors de sa période d’essai.
A. L. — Vous voulez dire que votre volonté de combattre la corruption se heurte à une fin de non-recevoir de la part du parquet et, plus particulièrement, du procureur général Ivan Guéchev ? Vous l’avez même qualifié récemment d’« avocat de la mafia ». Existe-t-il une « mafia », au sens italien du terme, en Bulgarie ?
K. P. — Nous avons effectivement ici une vingtaine d’individus — entre vingt et cinquante plus précisément — qui durant toute leur vie se sont enrichis illégalement tout en cultivant des liens privilégiés avec le pouvoir politique. Ils sont, a priori, concurrents mais aussi interdépendants — chacun d’entre eux collectionne des secrets inavouables sur l’autre — et ils agissent de concert lorsque leurs intérêts sont menacés. En prime, ils ont à leur service un procureur général qui n’est là que pour les protéger. Ils sont à la fois solidaires et intouchables. Si l’on peut qualifier une telle organisation de « mafia », alors c’est bien ce que nous avons en Bulgarie. Le seul point positif de cette histoire est que nous sommes un pays de 6,5 millions d’habitants — l’équivalent de deux quartiers de New York — et qu’il est plus facile de débarrasser de sa mafia ces deux quartiers qu’un immense territoire comme la Russie ! Le problème est que ces individus disposent de moyens considérables et qu’ils contrôlent le système judiciaire, notamment — je le répète — au travers de la figure du procureur général. Ce dernier a été élu pour sept ans en 2020. …
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