Les Grands de ce monde s'expriment dans

Minsk-Moscou : partenaires ou complices ?

Le 10 février 2022, la Russie organise en Biélorussie des exercices militaires conjoints d’une très grande ampleur. Baptisé « Allied Determination-2022 » et couvrant cinq zones dans l’ouest et le sud- ouest du territoire biélorusse, près des frontières avec la Pologne et l’Ukraine, l’entraînement doit durer dix jours. Néanmoins, le 20 février, le ministre biélorusse de la Défense, Viktor Khrenin, déclare qu’en raison de la hausse des tensions dans le Donbass (la région ukrainienne partiellement aux mains de séparatistes prorusses, où le conflit armé dure depuis 2014) ces exercices se poursuivront au- delà de leur calendrier initial.

Dans la nuit du 24 février, la Russie lance une vaste offensive contre l’Ukraine, en partie depuis le territoire biélorusse. Même si les forces biélorusses ne participent pas à l’opération, le pays sert de base arrière et de zone de lancement de missiles russes. Le président de la Biélorussie, Alexandre Loukachenko, âgé de 67 ans et au pouvoir depuis 1994, ne cache pas cette réalité et soutient publiquement son homologue russe Vladimir Poutine, notamment lors du vote à l’ONU le 2 mars 2022 (1). Il réitère son appui à plusieurs reprises, affirmant notamment : « Ni juridiquement ni moralement les Biélorusses n’ont le droit de ne pas soutenir la Russie. » Ou encore, s’adressant à l’Occident : « Nous sommes tout seuls avec la Russie. Et vous, vous êtes cinquante » (2).

Ce ralliement d’Alexandre Loukachenko à la guerre de Vladimir Poutine suscite des critiques internationales et des sanctions supplémentaires contre Minsk, qui condamnent le pays à un isolement croissant. En effet, les nouvelles mesures viennent s’ajouter à des paquets de sanctions déjà adoptées par l’Occident depuis l’élection présidentielle contestée d’août 2020 et les violentes répressions qui l’ont suivie. Décrit depuis 2005 comme la « dernière dictature d’Europe », le petit État de 9,5 millions d’habitants situé entre la Russie, l’UE et l’Ukraine vit, depuis ce scrutin, dans une situation de tension exacerbée.

De nombreux opposants ont été jetés en prison. D’autres ont quitté le pays. Svetlana Tikhanovskaïa, la candidate unique de l’opposition, a été obligée de fuir en Lituanie immédiatement après l’élection, de même que plusieurs membres de son entourage ; et cela, bien qu’elle fût considérée comme la véritable gagnante de cette épreuve électorale par ses partisans et par certains gouvernements occidentaux (3).

Loukachenko — qui parvenait, avant 2020, à pratiquer une politique dite « multi-vectorielle » en naviguant entre Moscou et les pays de l’Ouest — est désormais acculé et ne peut plus compter que sur le soutien de la Russie. Ce rapprochement se traduit par une énergique relance du processus d’intégration entre les deux pays lancé en 1990, qui consiste à former une union de type confédéral (4). Après des années d’atermoiements, Loukachenko et Poutine ont signé, en novembre 2021, une série de vingt-huit accords portant sur l’intégration des systèmes monétaires, la création d’un espace de paiement commun et de nouvelles règles fiscales. Ils prévoient également l’unification des législations des deux pays, la construction d’un marché unique de l’énergie, l’harmonisation des tarifs et des règlements des transports aériens et ferroviaires, etc.

Même si Loukachenko essaie de se poser en pacificateur et dit regretter que « l’opération militaire russe dure trop longtemps », cette guerre contre l’Ukraine a soudé les deux pays. L’opposition biélorusse considère d’ailleurs Loukachenko comme un co-agresseur et appelle l’Occident à le sanctionner encore plus durement.

Fragilisé, apparu vacillant après les protestations de 2020, Alexandre Loukachenko a réussi à se maintenir au pouvoir. Pour combien de temps encore ? En février, il a fait adopter par référendum un projet de réforme constitutionnelle qui confère au président sortant une immunité judiciaire à vie. Se ménage-t-il ainsi une porte de sortie ? Qui pourrait lui succéder ? Le pays saura-t-il conserver son indépendance ou va-t-il fusionner avec la Russie ? Comment le conflit russo-ukrainien est-il perçu par la population, et l’armée biélorusse risque-t-elle d’y être entraînée ?

Pour répondre à ces questions et dresser le bilan des longues années de la présidence d’Alexandre Loukachenko, Politique Internationale a souhaité interroger l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de ce pays, Grigory Ioffe, chercheur à l’Université de Radford (États-Unis), auteur de nombreux livres et articles sur la Biélorussie et, en particulier, d’une biographie du président biélorusse qu’il a rencontré à plusieurs reprises.

N. R.

 

Natalia Routkevitch — La Biélorussie est l’un des rares pays qui soutiennent la Russie dans son offensive contre l’Ukraine et, peut-être, le seul qui lui fournit une aide logistique. Pourquoi un tel choix ? Aurait-il été fait à contrecœur ?

Grigori Ioffe — Pour ce qui est de l’offensive, je ne pense pas qu’on ait demandé l’avis du pouvoir de Minsk ou qu’on l’ait informé en amont ; manifestement, il a été tout simplement mis devant le fait accompli. Ainsi, le 16 février, on a entendu le ministre biélorusse des Affaires étrangères Vladimir Makeï affirmer avec certitude que les troupes russes quitteraient la Biélorussie une fois les exercices conjoints terminés (5). Ce qui laisse penser que, huit jours avant le début de l’opération militaire, il n’était au courant de rien.

Si Minsk s’est rangé du côté de Moscou, c’est que, dans le contexte actuel, il n’avait pas d’autre choix. La dépendance économique vis-à-vis de Moscou, qui a toujours été très forte, s’est accrue sous l’effet des sanctions occidentales appliquées depuis 2020. Ces sanctions ont littéralement poussé la Biélorussie dans les bras de la Russie et l’ont privée de toute marge de manœuvre. À certains égards, elles sont encore plus étouffantes que celles décrétées contre Moscou : la Russie continue d’exporter du gaz naturel et du pétrole vers l’Europe ; la Biélorussie, elle, ne peut plus vendre les produits pétroliers raffinés qu’elle exportait vers l’UE.

En outre, la Biélorussie est un pays à l’identité nationale floue. Le pays est très russifié. Une proportion élevée de Biélorusses — je dirais pas moins de 75 % — vivent dans un espace d’information centré sur la Russie et le russe est la seule langue qu’ils connaissent. Bon nombre d’entre eux n’ont pas coupé le cordon ombilical qui les relie à la Russie — au grand dam de ceux de leurs compatriotes qui souhaitent que le pays tourne résolument le dos à Moscou.

Et même si, d’après certains signaux, le régime de Minsk essaie de prendre quelque distance par rapport à Moscou pour éviter d’être mis dans le même panier, il ne lui sera pas facile de s’extirper de ce pétrin.

N. R. — Ce conflit renforce-t-il ou fragilise-t-il Alexandre Loukachenko, dont la légitimité a déjà été très contestée par les manifestations – violemment réprimées — qui ont suivi l’élection présidentielle de 2020 ?

G. I. — De nombreux observateurs estiment que ce conflit affaiblit Loukachenko. Par exemple, Arkady Moshes, de l’Institut finlandais des affaires internationales, défend cette thèse dans un article intitulé « La guerre de la Russie en Ukraine hâte la disparition de Loukachenko » (6). En ce qui me concerne, je n’en suis pas si certain. D’une part, depuis qu’il a résisté à sa première crise politique majeure en novembre 1996 (7), Loukachenko a déjoué toutes les prédictions selon lesquelles « enfin, cette fois-ci, contrairement à toutes les autres, il ne parviendra pas à s’en sortir ». D’autre part, lorsqu’une personne est au pouvoir depuis vingt-huit ans, son règne est naturellement plus …