« Une presse libre est l’antidote de la tyrannie », déclarait le 8 décembre 2021 à Oslo le Russe Dmitry Muratov (1) en remerciant le Comité norvégien de lui avoir décerné le prix Nobel de la paix 2021. Haute distinction qu’il partage avec une autre journaliste de combat, Maria Ressa, des Philippines (2). Dans sa motivation, le Comité Nobel déclare que tous deux ont été récompensés pour
« leurs efforts visant à préserver la liberté d’expression, condition préalable à la démocratie et à une paix durable ». La présidente du comité norvégien, Berit Reiss-Andersen, les a félicités : « Vous êtes les acteurs d’un journalisme libre, indépendant et factuel, qui sert à protéger contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre. »
Originaire de Samara, sur la Volga, Dmitry Muratov (60 ans), journaliste de profession, quitte le journal populaire Komsomolskaïa Pravda pour fonder en 1993 Novaïa Gazeta (Le Nouveau Journal) dont il devient rédacteur en chef, avec l’ambition d’en faire un quotidien influent capable de dénoncer les problèmes de la société russe. Mikhaïl Gorbatchev, leader de la « perestroïka » (1985- 1991) et lui-même prix Nobel de la paix 1990, lui apporte un appui moral et financier. Le tabloïde, publié trois fois par semaine, gagne très rapidement en audience et obtient le soutien de ses lecteurs par « crowdfunding » (financement participatif). Par ses analyses approfondies sur la corruption, les abus de pouvoir, les atteintes aux droits de l’homme et sa couverture de la guerre en Tchétchénie, il s’impose comme le principal organe de presse indépendant de Russie. Ce qui lui vaut de devenir la bête noire des services de sécurité. Ses collaborateurs sont inquiétés, mis sur écoute, leurs domiciles perquisitionnés. Six d’entre eux seront assassinés (3).
Dès le déclenchement de l’offensive militaire contre l’Ukraine le 24 février 2022, le comité éditorial du journal appelle à suspendre les hostilités : « La guerre est un crime. L’Ukraine n’est pas l’ennemi », écrit Dmitry Muratov dans une tribune libre publiée par plusieurs journaux européens, dont le quotidien italien Corriere della Sera. Rappelé à l’ordre à deux reprises en une semaine par le régulateur d’État des télécommunications (4) pour infraction aux lois sur la presse — un délit puni de quinze ans de prison —, le journal décide de suspendre sa parution le 27 mars, « en attendant des jours meilleurs ».
En ce 3 mai 2022, les deux prix Nobel de la paix, qui ne s’étaient pas revus depuis Oslo, se sont retrouvés à Genève sur les rives du lac Léman, à l’invitation de « Freedom Cartoonists », une Fondation suisse créée il y a onze ans pour défendre la liberté d’expression des dessinateurs de presse. Dmitry Muratov et Maria Ressa ont remis le prix Kofi Annan (5) à deux dessinateurs talentueux, l’Ukrainien Vladimir Kazanevsky et le Hongrois Gàbor Pàpai, qui l’un et l’autre ont pris des risques pour exercer librement leur métier. C’est l’occasion aussi pour les deux prix Nobel de défendre avec ardeur leur combat contre la tyrannie.
Dans cette interview exclusive accordée à Politique Internationale, Dmitry Muratov expose avec détermination et lucidité la situation dans la Russie poutinienne, n’hésitant pas, par sa liberté de ton, à mettre parfois sa vie en danger.
R. H.
Richard Heuzé — Le 10 décembre 2021 à Oslo, lors de la remise de votre prix Nobel, vous déclariez craindre une offensive russe imminente contre l’Ukraine et vous en dénonciez les signes avant-coureurs. Avez-vous été surpris que Vladimir Poutine la déclenche le 24 février avec une telle brutalité ?
Dmitry Muratov — Non, je n’ai pas été surpris. La rédaction de Novaïa Gazeta avait analysé les déplacements de troupes vers la frontière ukrainienne, observé les rencontres de plus en plus fréquentes avec le leader de Biélorussie, Alexandre Loukachenko et, bien sûr, décortiqué la rhétorique de la télévision d’État. Il était clair pour nous que le peuple russe était sous influence et qu’on préparait les esprits à la guerre. Mais nous étions loin de penser qu’il s’agirait d’une invasion d’une telle ampleur, même si tous les éléments dont nous disposions l’indiquaient.
Nous avions aussi compris — et nous avions raison — que l’acheminement de nombreux réfugiés d’Afrique et du Moyen- Orient via la Biélorussie jusqu’à la frontière polonaise avait pour objectif de déstabiliser l’Europe dans son ensemble (6).
R. H. — Deux jours après le début de l’« opération militaire spéciale », vous avez courageusement dénoncé la guerre en affirmant que « l’Ukraine n’est pas un ennemi » et que la Russie allait subir des « pertes énormes ». Aviez-vous anticipé les risques pour votre journal ?
D. M. — Le poète et dissident Alexander Galich (7) a chanté un jour : « Gardez le silence et vous deviendrez l’un des bourreaux. » Novaïa Gazeta a pris position en condamnant la guerre. Les lecteurs nous ont soutenus. Les rédacteurs ont été sanctionnés par des avertissements du bureau du procureur général et condamnés à de nombreuses et fortes amendes. Un ordre secret a même été émis, en dehors de toute procédure légale, interdisant la vente du journal au numéro et des abonnements.
Mais nous avions préparé notre riposte. Avant même le début de la guerre, certains membres de notre personnel avaient commencé à réfléchir aux moyens de publier Novaïa Gazeta hors de Russie en cas de conflit et de retour de la censure militaire.
Tout financement étranger étant absolument interdit en Russie, il existe désormais deux journaux indépendants, chacun avec sa propre rédaction, et qui ne dépendent pas l’un de l’autre. Novaïa Gazeta-Europa est dirigée par mon ancien adjoint et talentueux collègue, Kirill Martynov. Le journal est pour l’instant diffusé sur Internet, à partir de Riga en Lettonie, avec une équipe de plusieurs dizaines de personnes. À Moscou, en revanche, la publication de Novaïa Gazeta a été suspendue le 27 mars, après la deuxième mise en garde du bureau du procureur général. Avec l’équipe qui demeure en place dans la rédaction, nous réfléchissons actuellement à plusieurs plans qui nous permettraient de relancer le journal dans le futur. Nous finirons par en trouver un, je l’espère.
R. H. — Comment expliquez-vous qu’une grande partie de la population russe ait soutenu la rhétorique belliqueuse de Poutine et continue de le faire malgré le coût …
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