La noirceur des crimes, il connaît. Et la pureté de l’innocence, il s’en méfie. Avant d’être élu procureur de la Cour pénale internationale — une institution qui n’a que vingt ans d’existence —, Karim Khan s’est retrouvé des deux côtés de la barrière de la justice. Né à Édimbourg d’une infirmière britannique et d’un dermatologue pakistanais, il a été successivement, et parfois simultanément, avocat, procureur, juge et conseiller juridique. Musulman éduqué par des catholiques, métis jamais tout à fait blanc à Londres ni suffisamment asiatique à Islamabad, sa spécialité est celle du droit international. Il a défendu des seigneurs de guerre comme le Libérien Charles Taylor ou traqué les criminels de Daech au nom de l’ONU depuis Bagdad, et le voici désormais au service des victimes de crimes de guerre perpétrés en Ukraine. Ce qui ne rend pas, pour autant, secondaires à ses yeux les dossiers hérités de celle qui l’a précédé dans la fonction, la Gambienne Fatou Bensouda : exactions de l’armée israélienne dans les Territoires palestiniens et des groupes armés islamistes à Gaza, bavures de l’armée américaine en Afghanistan, crimes contre l’humanité commis en Ouganda ou en République démocratique du Congo. À 52 ans, dans un monde qui subit la brutalité de plus en plus désinhibée des grandes puissances de retour, Karim Khan a encore huit années de mandat devant lui pour rendre la justice internationale plus efficace et donc plus crédible. Il a reçu Politique Internationale dans son bureau de La Haye pour plaider en ce sens.
F. C.
François Clemenceau — Vous avez ouvert une enquête dès le mois de février (1) pour les crimes commis en Ukraine. Où en êtes-vous ?
Karim Khan — Nous avons toutes les raisons de croire que des crimes ont été perpétrés en Ukraine, qui relèvent de la juridiction de la Cour pénale internationale (CPI). Je me suis rendu à deux reprises sur place, à Lviv et à Kiev, tandis que mon équipe d’enquêteurs s’est déplacée dans d’autres villes comme Boutcha. À la mi-mai, j’ai décidé l’envoi sur le terrain de 40 enquêteurs supplémentaires dont une trentaine d’experts, en médecine légale comme en balistique, fournis par les Pays-Bas. La France a également dépêché de son côté une équipe de spécialistes en Ukraine, ce que j’apprécie à sa juste valeur (2). La France s’est engagée à partager avec mon bureau les résultats de ses investigations. Tous ces efforts doivent nous conduire à la vérité de ce qui s’est passé. J’ai dit que tout ce à quoi nous avons assisté depuis le 24 février en Ukraine fait de ce pays une scène de crime. Notamment en raison des bombardements sur les zones civiles à Kharkiv et à Marioupol. Nous étudions sur place l’activité militaire des deux parties, y compris celle de l’armée ukrainienne, afin de déterminer quels crimes précis ont été commis et quand. Le résultat sera communiqué aux juges indépendants de la CPI. Nous n’en sommes qu’au tout début, mais j’ai conscience qu’il faut aller vite.
F. C. — Combien de temps vous faudra-t-il pour rassembler suffisamment de preuves afin d’inculper ceux qui sont responsables de ces crimes ?
K. K. — C’est une question centrale. Mon but est de combler au maximum le fossé de l’impunité. En situation de conflit armé, j’ai de multiples options pour y parvenir. Soyons pragmatiques. Si j’ai des preuves— à quelque niveau de responsabilité que ce soit —, permettant d’impliquer tout individu suspecté de crimes, alors je peux demander aux juges un mandat d’arrêt, à moins que l’individu en question soit prêt à coopérer à l’enquête. Auquel cas nous essaierons de remonter la chaîne de commandement. Mais, pour y arriver, il faut travailler en ayant conscience que cela peut prendre du temps. Des enquêtes précédentes ont pu traverser plusieurs décennies et lorsqu’un mandat d’arrêt est enfin émis peu se souviennent de ce qui s’est vraiment passé ! C’est ce qui s’est produit en Géorgie. Le conflit a éclaté en 2008, mais la première revue de preuves incriminantes s’est déroulée à l’automne 2021. J’ai pu demander des mandats d’arrêt en mars 2022 et j’attends toujours la décision des juges (3). Le problème, c’est que beaucoup de gens ont oublié ce qui s’est passé en 2008 car le monde n’est pas fait que d’historiens.
Donc l’enquête doit prendre le temps qu’il faut. Mais nous avons le devoir de mettre tout en œuvre, et cela demande des ressources considérables, pour accumuler des preuves. Et au fur et à mesure que nous les collectons, il n’est pas exclu que les potentiels …
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