L’arrivée au pouvoir d’Olaf Scholz, le 8 décembre 2021, fut tout sauf un saut dans l’inconnu. Après quatre mandats à la tête de l’Allemagne, Angela Merkel laissait la place à celui qui, pendant trois ans, avait été son ministre des Finances et son vice-chancelier. La continuité était évidente entre l’ancienne présidente de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et son successeur social-démocrate (SPD), deux pragmatiques rompus à l’art du compromis, cultivant l’un et l’autre un style d’une absolue sobriété. À la tête d’une coalition tripartite rassemblant les Verts et les libéraux (FDP), le nouveau chancelier se présentait comme un réformateur prudent, soucieux de moderniser l’Allemagne, mais sans intention de la bousculer.
Deux mois et demi après cette transition en douceur, la guerre en Ukraine a tout chamboulé. Le 22 février 2022, au lendemain de la reconnaissance de l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk par Vladimir Poutine, Olaf Scholz annonçait la suspension d’un des projets les plus controversés du règne d’Angela Merkel, le gazoduc Nord Stream 2, que l’ex- chancelière avait obstinément défendu malgré l’opposition des États-Unis et de plusieurs pays européens, inquiets de voir Berlin accroître sa dépendance énergétique vis-à-vis de Moscou. Cinq jours plus tard, soixante-douze heures après l’invasion de l’Ukraine, le nouveau chancelier allemand annonçait à la tribune du Bundestag un « tournant historique » (Zeitenwende) en matière de politique de défense, symbolisé par l’allocation d’un « fonds spécial » de 100 milliards d’euros pour la modernisation de la Bundeswehr.
En moins d’une semaine, la page des « années Merkel » était tournée. Des années marquées par une volonté de maintenir coûte que coûte de bonnes relations avec la Russie et un clair refus de faire de l’Allemagne une puissance militaire de premier plan. Au pouvoir depuis moins de trois mois, Olaf Scholz endossait un rôle qu’il n’avait pas prévu : celui du gestionnaire de crise, contraint de remiser le prudent agenda de réformes sur lequel il avait été élu pour répondre en urgence aux immenses défis posés par une guerre mettant à rude épreuve le « modèle allemand ». Un modèle dont le succès, depuis la fin des années 1990, reposait sur l’importation à bas prix de matières premières et d’énergies fossiles, notamment en provenance de Russie, et sur l’exportation de produits à haute valeur ajoutée vendus à l’étranger avec de fortes marges.
Défense, énergie, comptes publics : la coalition des grandes contorsions
Qui aurait imaginé qu’un chancelier social-démocrate, membre d’un parti de culture pacifiste et dont le nom reste attaché à l’Ostpolitik de Willy Brandt, serait l’homme du réarmement de la Bundeswehr et de la rupture avec Moscou ? Qui s’attendait à ce que l’entrée des Verts au gouvernement s’accompagne de la construction de terminaux géants de gaz naturel liquéfié (GNL), de la réouverture d’une vingtaine de centrales à charbon et d’une prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires ? Qui pouvait prévoir que le retour au pouvoir du FDP, parti se présentant comme le gardien scrupuleux de l’orthodoxie budgétaire, conduirait le gouvernement à multiplier les dépenses imprévues pour un total atteignant près de 400 milliards d’euros ?
Que des décisions d’une telle importance aient été prises alors même qu’elles étaient si éloignées des positions traditionnellement défendues par les partis de la majorité est sans doute ce que l’histoire retiendra d’abord de la première année d’existence de la coalition « feu tricolore » d’Olaf Scholz. Une première année scandée par des choix politiquement difficiles mais assumés, même au prix de douloureuses contorsions.
Des ambitions inattendues en matière de défense
Dans le discours qu’il prononça le 27 février 2022 à la tribune du Bundestag, Olaf Scholz n’a pas seulement annoncé la création d’un « fonds spécial » de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr. Il a également déclaré que l’Allemagne dépenserait désormais 2 % de son PIB pour sa défense, conformément à l’objectif fixé par l’Otan à ses membres. Un engagement aux conséquences budgétaires considérables pour un pays qui, en 2022, n’avait prévu de consacrer que 1,5 % de son PIB à ses dépenses militaires.
Répétons-le : de la part d’un chancelier social-démocrate, de telles annonces étaient totalement inattendues. À l’époque où Olaf Scholz était vice-chancelier d’Angela Merkel, entre 2018 et 2021, les dirigeants du SPD s’étaient en effet résolument opposés à l’objectif des 2 %. À l’instar de Norbert Walter-Borjans qui, le 6 décembre 2019, dans son discours d’investiture à la présidence du parti, avait déclaré : « Cet objectif de 2 % n’est pas le mien. Cela voudrait dire des milliards d’euros pour des chars et des hélicoptères plutôt que pour les écoles, les chemins de fer et les routes. (…) Oui à de nouveaux équipements, non au réarmement ! » Ces propos avaient créé de vives tensions au sein de la « grande coalition » d’Angela Merkel dont le parti, la CDU, s’était au contraire clairement prononcé en faveur des 2 %.
Ce revirement n’est pas le seul opéré par le gouvernement d’Olaf Scholz sur les questions de défense. Le 27 avril, deux mois jour pour jour après l’annonce du fonds spécial, les trois partis de sa coalition — rejoints par les conservateurs de la CDU-CSU — adoptaient une résolution autorisant l’Allemagne à livrer des armes lourdes à l’Ukraine. Un tel feu vert aurait été inimaginable quelques semaines auparavant. « Le gouvernement allemand a, depuis des années, une ligne claire : pas de livraisons d’armes dans des régions en guerre et pas d’envoi d’armes létales en Ukraine », avait assuré le chancelier, le 7 février, deux semaines et demie avant l’invasion russe.
Les sociaux-démocrates ne sont pas les seuls à avoir effectué une mue accélérée sur les questions de défense à la faveur de la guerre en Ukraine. Sur ce point, l’évolution des Verts est tout aussi spectaculaire. Lors de leur première participation au gouvernement fédéral, en 1999, ces derniers s’étaient déchirés sur la participation de l’Allemagne à l’intervention de l’Otan dans la guerre du Kosovo. À l’époque, le oui l’avait certes emporté, mais après des débats enfiévrés. Une image est restée dans les mémoires : celle du ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, aspergé de peinture rouge par des militants écologistes l’accusant de trahir les idéaux pacifistes du parti lors du congrès de Bielefeld, en mai 1999.
Vingt-trois ans plus tard, les Verts ne se sont pas rebellés contre les initiatives d’Olaf Scholz. Au sein du gouvernement, ils sont même ceux qui poussent le plus fortement — avec le FDP — pour que l’Allemagne intensifie son aide militaire à l’Ukraine. La volte-face est totale par rapport à la position qu’ils défendaient encore quelques mois auparavant sur l’une de leurs affiches de campagne pour les législatives de septembre 2021, où l’on pouvait lire : « Ni armes ni matériel militaire dans les zones en guerre »…
Le sauve-qui-peut énergétique
Après la défense, l’énergie est le deuxième grand domaine dans lequel le gouvernement d’Olaf Scholz a été amené à prendre des décisions non prévues dans le « contrat de coalition » signé en novembre 2021, voire en contradiction profonde avec les principes affichés dans ce document de 144 pages publié après deux mois d’âpres négociations sous le titre : « Oser plus de progrès » (1).
Là aussi, la guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes, obligeant Berlin à chercher en catastrophe des alternatives au gaz russe, qui représentait 55 % du gaz importé en Allemagne en 2021. Pour faire face à un tel défi, le gouvernement a d’abord annoncé la construction de six gigantesques terminaux flottants de gaz naturel liquéfié (GNL) sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique. Pour l’Allemagne, qui a toujours renoncé à s’équiper de telles infrastructures en raison de la fiabilité supposée des importations de gaz en provenance de Russie, la décision de se fournir en GNL est un défi en termes de compétitivité : en raison des coûts de transport et de transformation, le gaz liquide acheminé par bateau est en effet plus cher que le gaz russe livré par pipeline. Mais il s’agit également d’une vraie révolution en matière de géopolitique énergétique. Pour se libérer de sa dépendance vis-à-vis de Moscou, l’Allemagne a resserré ses liens avec d’autres fournisseurs, certains, comme les États-Unis ou la Norvège, ne posant pas de problèmes particuliers, d’autres, comme le Qatar, étant politiquement plus délicats à défendre. À ce titre, la visite du ministre de l’Économie, Robert Habeck, qui s’est rendu à Doha, en mars, pour négocier un contrat d’importation de GNL, a fait couler beaucoup d’encre : outre-Rhin, la photo de l’ex-patron des Verts s’inclinant respectueusement devant le ministre qatari de l’Énergie s’est imposée comme le symbole d’une Realpolitik que les écologistes allemands étaient prompts à dénoncer quand ils étaient dans l’opposition (2).
Un mois après avoir lancé la construction de six terminaux géants de GNL, le gouvernement d’Olaf Scholz a pris une autre décision qui n’était pas à son agenda : remettre en service des centrales à charbon. Il s’agissait pourtant d’un des points sur lesquels la nouvelle coalition « feu tricolore » entendait se démarquer de la « grande coalition » d’Angela Merkel. Alors que celle-ci avait prévu une sortie du charbon en 2038, l’accord de gouvernement signé par Olaf Scholz et ses partenaires s’est fixé comme objectif 2030. Face à la baisse très rapide des livraisons de gaz russe, et en attendant que soient construits les terminaux de GNL, Robert Habeck a annoncé, en juin 2022, que les centrales à charbon « devraient être davantage utilisées ». Une décision « amère mais indispensable pour réduire la consommation de gaz », a expliqué le ministre écologiste, contraint une fois de plus de faire passer la sécurité énergétique avant les objectifs climatiques, sept mois seulement après son entrée au gouvernement.
Sur les questions d’énergie, le troisième dossier que la coalition « feu tricolore » n’avait pas prévu de rouvrir est celui des centrales nucléaires. Selon le calendrier arrêté par Angela Merkel après la catastrophe de Fukushima, en mars 2011, l’Allemagne devait sortir définitivement du nucléaire civil d’ici à la fin 2022. Or, ici aussi, la guerre en Ukraine est venue bousculer un agenda que tout le monde pensait pourtant définitivement fixé depuis une décennie. Face aux risques de pénurie d’électricité, Robert Habeck — encore lui — s’est résolu à annoncer, début septembre 2022, que deux des trois dernières centrales nucléaires encore en activité — Isar 2 (Bavière) et Neckarwestheim (Bade-Wurtemberg) — continueraient de fonctionner jusqu’en avril 2023 au lieu d’être mises à l’arrêt, comme prévu, en décembre 2022. De la part de l’ancien patron des Verts allemands, parti dont l’histoire se confond avec celle des grandes mobilisations contre le nucléaire dans les années 1980-1990, la décision ne fut pas facile à prendre. Un mois et demi plus tard, le ministre de l’Économie dut encore manger un peu plus son chapeau quand Olaf Scholz annonça que la centrale d’Emsland (Basse-Saxe) serait également prolongée jusqu’au printemps 2023, la seule des trois centrales nucléaires encore en activité dont Robert Habeck avait pourtant assuré qu’elle fermerait bel et bien en décembre 2022 (3)…
L’art des petits arrangements budgétaires
Pour la première fois depuis 2019, la loi de finances 2023 prévoit de respecter le « frein à la dette » (Schuldenbremse), cette règle inscrite dans la Constitution en 2009 et qui interdit un déficit structurel supérieur à 0,35 % du PIB sauf en cas de circonstances exceptionnelles. Ce qui fut le cas pendant trois ans en raison de la pandémie de Covid-19.
À première vue, ce retour au « frein à la dette » est une victoire pour le ministre des Finances, Christian Lindner qui, en tant que président du FDP, mise toute sa crédibilité politique sur sa capacité à faire respecter l’orthodoxie budgétaire.
La réalité est plus complexe. Dès janvier 2022, un mois après l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement, un reliquat budgétaire de 60 milliards d’euros, provenant d’un emprunt contracté pour faire face aux suites de la pandémie, a été transféré dans un « fonds pour le climat » destiné à financer le développement des énergies renouvelables. Est ensuite venu le « fonds spécial » de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr : inscrite dans la Constitution, donc hors budget, cette enveloppe exceptionnelle n’est pas prise en compte dans le calcul de l’endettement. Il en est de même pour le plan de 200 milliards d’euros annoncé, fin septembre, pour atténuer les effets de la hausse des prix du gaz sur les consommateurs et les entreprises. Baptisé « double vroum », ce bouclier anti-inflation doit être en grande partie financé par des crédits contractés sur le fonds de stabilisation de l’économie, créé lors de la crise du Covid-19. Autrement dit, là encore, sans toucher au budget régulier de l’État.
À plusieurs reprises, l’opposition n’a pas manqué de dénoncer ces tours de passe-passe qui permettent au gouvernement de financer des politiques extrêmement coûteuses en se targuant de veiller à l’équilibre des comptes publics. Les critiques restent toutefois relativement modérées : en votant le « fonds spécial » de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr, les conservateurs eux- mêmes ont participé à ces petits arrangements budgétaires. Quant au bouclier anti-inflation, il est politiquement difficile, même pour les partis qui n’appartiennent pas à la majorité, de partir en guerre contre un dispositif destiné à protéger le pouvoir d’achat de la population, quand bien même celui-ci serait financé par une dette qui ne dit pas son nom.
La Zeitenwende, des paroles aux actes
Olaf Scholz a pris tout le monde de court, y compris certains responsables de sa majorité qui n’avaient pas été mis dans la confidence, en promettant la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr. Annoncé le 27 février, trois jours seulement après le début de l’invasion de l’Ukraine, le plan fut adopté le 3 juin par le Bundestag avec les voix des trois composantes de la coalition, mais aussi celles de l’opposition conservatrice (CDU- CSU), dont l’appui était indispensable pour atteindre la majorité des deux tiers nécessaire à la sanctuarisation de cette enveloppe exceptionnelle dans la Loi fondamentale.
Adopté trois mois après avoir été présenté, cet investissement d’une ampleur inédite tarde pourtant à se concrétiser. Selon les chiffres publiés en novembre par le gouvernement, seuls 8,4 milliards d’euros, moins d’un dixième du total, pourront être dépensés en 2023. Quant au budget « régulier » de la défense, il a diminué de 300 millions d’euros entre la loi de finances de 2022 et celle de 2023 — ce qui est certes marginal sur un total d’un peu plus de 50 milliards d’euros, mais qui a suffi pour que le leader de l’opposition Friedrich Merz (CDU) affirme qu’Olaf Scholz « ne tient pas les promesses qu’il a faites au Bundestag et à la Bundeswehr » et que, en agissant de la sorte, il « nourrit la méfiance de l’Otan et des partenaires de l’Allemagne ».
Si tous les experts reconnaissent que l’Allemagne mettra du temps à rattraper près de deux décennies de sous-investissement dans son outil militaire, même certains élus de la majorité ont commencé à manifester leur impatience au vu des faibles quantités d’équipements qui ont été effectivement commandées depuis l’adoption du « fonds spécial » par le Bundestag. Une impatience qui gagne le cœur du gouvernement où la lenteur des commandes suscite des remous, la ministre de la Défense Christine Lambrecht (SPD) reprochant à son collègue des finances Christian Lindner (FDP) de ne pas lui avoir alloué les moyens nécessaires, le second estimant que la responsabilité incombe à la première, à la tête d’un ministère ultra-bureaucratique et beaucoup trop lent dans ses prises de décision.
Critiqué pour la mise en œuvre trop timide de son plan de modernisation de la Bundeswehr, Olaf Scholz s’est également vu reprocher un manque de volontarisme en matière de livraisons d’armes à l’Ukraine. Les critiques, sur ce point, sont venues de plusieurs horizons. D’abord de sa propre coalition, de la part des Verts et du FDP, qui, depuis le début de la guerre, n’ont cessé de jouer les aiguillons, mettant le chancelier en porte-à-faux permanent avec une partie de sa majorité. Ensuite, des autorités ukrainiennes, à commencer par l’ambassadeur d’Ukraine à Berlin Andrij Melnyk, omniprésent dans les médias et sur les réseaux sociaux, qui lui ont régulièrement reproché ses atermoiements. Enfin, de certains gouvernements étrangers, notamment ceux de la Pologne et des pays baltes, qui n’ont cessé d’exprimer des doutes quant à la sincérité du « tournant historique » promis par le chancelier allemand. Membre d’un SPD qui, depuis l’Ostpolitik de Willy Brandt dans les années 1970, a toujours prôné une politique de la main tendue à l’égard de Moscou, ancien secrétaire général du parti à l’époque où le chancelier s’appelait Gerhard Schröder, le plus « poutinien » des dirigeants politiques allemands, Olaf Scholz, a toujours été soupçonné de ne pas en faire assez pour l’Ukraine par souci de ne pas rompre définitivement avec Moscou.
Ces critiques répétées ont conduit le nouveau chancelier allemand à assurer à plusieurs reprises que le « tournant historique » annoncé à la tribune du Bundestag, le 27 février, n’était pas qu’une jolie formule. C’est ce qu’il fit par exemple, le 16 septembre, dans un discours adressé aux plus hauts responsables de la Bundeswehr :
« L’Allemagne est prête à assumer un rôle de premier plan pour garantir la sécurité de notre continent. Parce que nous sommes la nation la plus peuplée et la plus grande puissance économique du continent, mais aussi parce que nous sommes géographiquement au centre de celui-ci, notre armée doit devenir le pilier de la défense conventionnelle en Europe, la force combattante la mieux équipée d’Europe. »
De la part d’un chancelier allemand, l’affichage d’un tel dessein est inédit. À l’évidence, l’Allemagne d’Olaf Scholz n’est plus ce « reluctant hegemon » que décrivait l’hebdomadaire britannique The Economist dans un article paru en 2013. Des notions telles que « souveraineté européenne », « leadership », « culture stratégique », naguère peu courantes dans la bouche des dirigeants du pays, font désormais partie de leur vocabulaire quotidien. Et pour la première fois depuis la naissance de la République fédérale, en 1949, l’Allemagne va se doter d’une « stratégie de sécurité nationale » : ce document, dont la rédaction a été confiée à la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, doit être rendu public début 2023 et témoigne d’une volonté très claire, de la part du gouvernement, de faire de l’Allemagne une puissance qui ne compte pas seulement pour son poids économique mais aussi pour ses ambitions géopolitiques.
Reste que, pour pouvoir endosser un tel rôle, l’Allemagne doit s’en donner les moyens, à la fois sur le plan budgétaire et peut-être surtout en termes politiques. De ce point de vue, le bilan de la première année au pouvoir d’Olaf Scholz est paradoxal. Jamais, en effet, un gouvernement allemand ne s’est appuyé sur un « contrat de coalition » aussi résolument pro-européen, ce dernier ayant été décrypté par beaucoup d’observateurs comme la réponse si longtemps attendue de l’Allemagne au discours prononcé par Emmanuel Macron à la Sorbonne en septembre 2017. Or, un an plus tard, les relations de l’Allemagne d’Olaf Scholz avec ses principaux partenaires européens ont plutôt eu tendance à se détériorer. De la part de la Pologne et des pays baltes, Berlin s’est exposé à des critiques continues en raison d’un soutien envers l’Ukraine jugé trop timide. De la part de la France, l’Allemagne a été accusée de « s’isoler » en s’opposant à la mise en place d’un plafond sur le prix du gaz importé en Europe. Ce différend sur la politique énergétique, ajouté à des divergences sur les questions de défense, a conduit à l’annulation du conseil des ministres franco-allemand prévu fin octobre à Fontainebleau. Depuis, Paris et Berlin se sont de nouveau rapprochés, promettant de nouvelles avancées conjointes à l’occasion du 60e anniversaire du traité de l’Élysée, en janvier 2023.
Mais ce coup de froid sur les relations franco-allemandes a d’autant plus marqué les esprits que tout laissait penser, quelques mois plus tôt, que la coopération entre les deux pays serait plus facile avec un gouvernement dirigé par un social-démocrate allié à des écologistes connus pour leur volonté de faire avancer l’Europe qu’avec une coalition dirigée par une chancelière conservatrice ayant toujours préféré le statu quo aux grandes ambitions communautaires.
Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’année 2023 sera décisive. Avant les élections européennes de 2024, Olaf Scholz a devant lui une fenêtre de tir pour montrer que le « leadership » qu’il se dit prêt à assumer permet de rassembler l’Europe et non d’alimenter, comme en 2022, le procès d’une Allemagne soit hésitante, soit avant tout soucieuse de ses propres intérêts, comme cela lui a été reproché lors de la présentation du « double vroum » de 200 milliards d’euros, annoncé sans la moindre concertation avec les autres capitales.
(1) Le titre du contrat de coalition signé le 24 novembre 2021, Mehr Fortschritte wagen (« Oser plus de progrès »), était une référence directe à la formule « Wir wollen mehr Demokratie wagen » (« Nous voulons oser plus de démocratie ») utilisée par Willy Brandt (SPD) dans sa déclaration de politique générale au Bundestag, le 28 octobre 1969, une semaine après son élection à la chancellerie.
(2) Citons à ce titre l’article paru dans le quotidien Tageszeitung, le 20 mars 2022, sous le titre « Une Realpolitik aux mains sales » : « C’est le choix entre la peste et le choléra : si l’Allemagne veut se défaire le plus vite possible de sa dépendance vis-à- vis de la Russie pour ses livraisons de gaz, elle doit trouver d’autres fournisseurs. Et cela ne concerne pas seulement des pays honorables comme la Norvège, à laquelle le ministre de l’Économie Robert Habeck a déjà rendu visite, mais aussi des dictatures comme le Qatar. (…) Or il y a quelque chose de tragique dans le fait que ce soit justement un membre des Verts — un parti ayant toujours attaché une importance particulière au respect des droits de l’homme — qui négocie avec les autocrates du Golfe la livraison de gaz, une source d’énergie que les écologistes voulaient pourtant bannir le plus rapidement possible. Venir quémander des livraisons d’énergies polluantes à un pays si peu recommandable : un Vert peut-il tomber encore plus bas ? » Huit mois après le déplacement de Robert Habeck à Doha, le Qatar a annoncé, le 29 novembre 2022, la signature d’un accord qui permettra d’approvisionner l’Allemagne en GNL pendant quinze ans à partir de 2026.
(3) Des raisons purement politiques expliquent pourquoi l’annonce de la prolongation de la centrale d’Emsland n’a été faite que fin octobre 2022 et non début septembre, comme pour celles d’Isar 2 et de Neckarwestheim. Emsland étant située en Basse- Saxe, Olaf Scholz a opportunément préféré attendre qu’aient lieu les élections régionales prévues le 9 octobre dans ce Land du nord de l’Allemagne pour prendre une décision qui, si elle avait été annoncée avant le scrutin, aurait compliqué la campagne du ministre-président social-démocrate Stephan Weil, candidat à sa réélection. Le 9 octobre, la liste de ce dernier l’a emporté avec 33,4 % des voix, et Stephan Weil, qui gouvernait jusque-là avec les conservateurs de la CDU, a formé une coalition avec les Verts.