Il y a une dizaine d'années, le 13 juillet 1989, quatre officiers cubains - le général Arnaldo Ochoa, le colonel Antonio de la Guardia, le commandant Amado Padron et le capitaine Jorge Martinez - étaient fusillés à La Havane sur ordre de Fidel Castro. Le procès n'avait duré qu'un mois. En tout, quatorze officiers ont été accusés, dégradés et condamnés. Le général Patricio de la Guardia, frère jumeau d'Antonio, a écopé d'une peine de 30 ans de prison. Aveux et autocritiques leur avaient été soutirés à la manière des plus tristes procès staliniens. Officiellement, ils ont été poursuivis pour trafic de drogue, mais l'accusation semble dérisoire au regard du verdict. D'autant que le général Arnaldo Ochoa, héros de la révolution et vétéran des guerres de Cuba dans le tiers monde, ainsi que le colonel Antonio de la Guardia, responsable du service du ministère de l'Intérieur chargé de contourner l'embargo américain, étaient tous deux des proches de Fidel Castro. C'était la première fois que la révolution cubaine fusillait des hommes sortis de ses rangs - des hommes qui n'étaient ni des anticastristes notoires, ni des délinquants.
Certes, dès 1989, les craquements du bloc soviétique font sentir leurs premiers effets sur l'île. Des critiques surgissent. Arnaldo Ochoa, Antonio et Patricio de la Guardia font partie de ceux qui se posent des questions. étaient-ils sur le point de fomenter un complot comme la rumeur l'a souvent suggéré? A quel point contestaient-ils le régime de Fidel Castro? Ces officiers ont-ils été sacrifiés pour amadouer les autorités américaines sur le difficile dossier de la drogue? Ou ont-ils été simplement éliminés par un chef d'Etat qui ne souffre aucune critique ni aucune opposition? Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que l'«affaire Ochoa» a mis en lumière certaines pratiques du régime cubain.
Dix ans après les faits, Ileana de la Guardia, fille aînée du colonel Antonio de la Guardia, réfugiée en France depuis 1991, a engagé une action en justice contre Fidel Castro. En janvier 1999, elle a porté plainte contre le chef de l'Etat cubain pour trafic de drogue tandis que deux autres victimes l'accusaient de «crimes contre l'humanité». La plainte d'Ileana de la Guardia, rejetée en juillet de la même année, fait maintenant l'objet d'un pourvoi en cassation. A travers cette démarche, elle et d'autres victimes du régime cubain ont pu s'exprimer et dénoncer les dérives judiciaires du gouvernement de La Havane ainsi que les liens obscurs qu'il entretient avec les trafiquants.
Anne Proenza - Que s'est-il passé en juin 1989 ?
Ileana de la Guardia - Nous revenions d'Angola avec Jorge Masetti, mon mari, où nous avions rendu visite à mon oncle, le général Patricio de la Guardia, frère jumeau de mon père et chef de la mission militaire cubaine dans ce pays. Dès notre arrivée à La Havane, nous avons senti qu'il allait arriver quelque chose de grave. Tout s'est passé très vite, en un mois à peine. Le général Ochoa avait publiquement manifesté son désaccord avec la politique du gouvernement. Mon père et Patricio avaient participé à des réunions avec lui. Ils critiquaient le pouvoir dictatorial de Fidel Castro et appelaient de leurs voeux une libéralisation du régime tant sur le plan économique que politique. Notre appartement avait été fouillé et mon père savait qu'il allait être arrêté. Il nous avait dit : «Les choses vont très mal, mais ne vous inquiétez pas ; la prison, je l'assume.» Personne ne pensait qu'ils pourraient être fusillés. Patricio de la Guardia venait d'être rappelé d'Angola. Nous savions qu'il s'apprêtait à remettre à Fidel un rapport dans lequel il demandait le retrait des troupes cubaines et livrait un certain nombre d'informations confidentielles, notamment le nombre de soldats tués sur le terrain - un nombre bien plus élevé, vous vous en doutez, que celui qu'avançait Fidel Castro dans ses discours. Le 12 juin, la veille de leur anniversaire, mon père et Patricio ont été convoqués chez le vice-ministre de l'Intérieur. Ce jour-là, nous n'étions pas à La Havane mais à Varadero. Lorsque nous sommes revenus le 13, pour la fête qu'organisait traditionnellement ma grand-mère en l'honneur des jumeaux, ils avaient disparu. Nous les avons cherchés partout. Finalement, nous sommes arrivés au domicile de Patricio. Sa maison était sens dessus dessous. Ma tante était bouleversée ; les hommes de la sécurité avaient pris possession des lieux. Nous nous sommes ensuite précipités à la prison de Villa Marista, le centre de détention des prisonniers politiques. Là-bas, on nous a dit : «Ils ne sont pas détenus mais retenus.» Nous y sommes allés à plusieurs reprises et, chaque fois, nous avons obtenu la même réponse.
A.P. - Avez-vous pu voir votre père ?
I.G. - Oui, au bout de quinze jours. Depuis son arrestation, il était enfermé dans une cellule climatisée éclairée par une lumière blanche très forte. On le nourrissait à n'importe quelle heure. Il avait perdu toute notion du temps. Il avait les yeux rouges, les veines apparentes sur les mains, il tremblait, n'arrivait même plus à lire les journaux. Un très bon ami est venu nous voir en pleurant et nous a dit : «Ils vont les fusiller.» Sur le moment, je ne l'ai pas cru.
A.P. - Pourquoi ?
I.G. - Je pensais qu'il y aurait des émeutes, une guerre civile peut-être ...
A.P. - Comment s'est déroulé le procès ?
I.G. - Nous avons été avertis de la tenue de ce procès au dernier moment. Nous n'avons pas pu choisir les …
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