Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'OMBRE DE L'INDEPENDANCE

Après la suspension du statut d'autonomie de leur province en 1989, les Albanais du Kosovo s'étaient organisés en un mouvement de résistance pacifique autour d'Ibrahim Rugova et de sa Ligue démocratique du Kosovo (LDK). A partir de Dayton, et plus encore depuis la guerre, le parti de Rugova s'est trouvé débordé sur le terrain par un nouvel acteur surgi de la clandestinité: l'UçK. Les armes à la main, les combattants de l'UçK n'ont pas tardé à incarner la fierté albanaise retrouvée. Depuis 1981, à l'ombre de la répression serbe, s'était développé un nationalisme de résistance, en marge de l'ancienne Ligue des communistes albanais («titiste») dont est largement issue la LDK. Embryonnaire mais très influent au sein de la diaspora (par le biais du Mouvement populaire du Kosovo (LPK) dirigé, entre autres, par Bardhyl Mahmuti), ce noyau de maquisards - baptisé UçK par Xhavit Haliti (1) en 1993 - passa alors à la lutte armée. Jusqu'en 1997, les combats ne furent que sporadiques. Jusqu'à ce que, en fait, le processus de dissolution de l'ex-Yougoslavie entre dans sa phase finale. Les massacres de la Drenica, puis de Raçak, eurent pour effet de gonfler les rangs d'une UçK devenue très populaire malgré ses tentatives infructueuses de l'été 1998 visant à «libérer les territoires». Près d'un an plus tard, l'Otan intervenait. Au sol, cette «armée de gueux» a apporté une contribution décisive à la libération du Kosovo. «Nous avons gagné la guerre», déclare Hashim Thaçi. Né en 1968, surnommé «le Serpent» (Gjarpëri) en raison de sa faculté à se faufiler entre les mailles du filet des policiers et militaires serbes, actif dans sa région d'origine - la Drenica - dès 1992-1993, Thaçi fut condamné par contumace à vingt-deux années de prison par les tribunaux serbes pour menées «terroristes», et contraint de se réfugier en Suisse. On le revoit début 1999, lors de la conférence de Rambouillet, puis à Paris, au centre de conférences de l'avenue Kléber trois semaines plus tard. C'est lui qui conduisait la délégation albanaise et qui avait demandé ce délai de réflexion supplémentaire - soutenu en sous-main par Madeleine Albright (2) ... Un tout petit pays défiait la Serbie et suspendait le reste du monde à sa décision. Pendant les négociations, les Serbes, mais aussi certains Albanais plus méfiants à l'égard du contrat proposé, avaient menacé Thaçi, s'il signait, de le tuer, lui et sa famille. Thaçi retourna clandestinement au Kosovo «pour consulter sa base» (3). Et il signa. Ce qui n'empêcha pas le «crime annoncé» au Kosovo d'avoir lieu: quelque 11000 morts, des milliers de disparus, 529 charniers dont les deux tiers n'ont pas encore été explorés, 7000 prisonniers-otages retenus en Serbie. Le pays est ravagé: coupures d'eau (quand elle n'est pas souillée) et d'électricité, ponts détruits, soins médicaux très aléatoires. Cet hiver, plus d'un demi-million de personnes sont logées dans des conditions plus que précaires; 900000 survivent grâce à l'aide alimentaire. Quant à la reconstruction des 70000 maisons les plus endommagées, elle est reportée au printemps ... La liberté tant désirée et si fragile d'aujourd'hui découle des accords signés par les Albanais. A Kléber, ils se sont placés, toutes tendances confondues, sous la protection de la communauté internationale, échappant, de facto, sinon de jure, à la «tutelle» serbe. Du respect de ce pacte - et de la résolution 1244 de l'ONU du 10 juin 1999 - dépendra la suite des événements. Thaçi le sait. Il sait aussi que c'est sur sa capacité à tenir ses troupes que sera jugée la maturité politique de son mouvement. Encore faut-il que les impérities de la machine onusienne - la Minuk - , les lenteurs de l'aide humanitaire et institutionnelle, les provocations, les mafias, ou une trahison des espérances des Albanais, ne poussent pas une nouvelle fois les gens au désespoir. Après Rambouillet, des Albanais se réclamant de diverses mouvances politiques ont constitué un «gouvernement provisoire» dirigé par Thaçi. Jugé «illégal» par le représentant de l'ONU au Kosovo, Bernard Kouchner, ce gouvernement se propose d'expédier les affaires courantes jusqu'aux élections qui devraient avoir lieu à l'automne 2000 sous la supervision de l'OSCE et de la Minuk. Bien que la LDK en soit exclue, il comprend nombre d'anciens cadres issus de ses rangs et passés depuis deux ans à l'UçK, comme Jakup Krasniqi. Rugova a formé, lui aussi, un «gouvernement», dont le chef, Bujar Bukoshi, refuse de partager avec ses ennemis politiques l'argent de l'impôt de solidarité levé depuis 1989, et dont une partie sert en ce moment à payer les enseignants du secondaire au Kosovo. De son côté, Bernard Kouchner a créé un Conseil transitoire (consultatif) qui est censé réunir une fois par semaine les représentants des composantes politiques présentes à Rambouillet (l'UçK, la LDK, le LBD (Mouvement démocratique unifié) de Rexhep Qosja, les indépendants Veton Surroï et Blerim Shala), ainsi que Mgr Artemije et Momcilo Trajkovic (Mouvement de la résistance serbe du Kosovo) et deux membres des minorités bosniaque et turque du Kosovo. Le 15 décembre, il a créé un Conseil administratif intérimaire composé de trois Albanais, d'un Serbe et de quatre délégués de la Minuk, qui a commencé ses travaux le 31 janvier 2000. En attendant, et comme promis, l'UçK a déposé les armes. Elle s'est transformée en TMK (Trupat ë Mbrotjes se Kosovës), Corps de protection du Kosovo - sorte de gendarmerie intermédiaire entre l'armée et la police, placée sous l'autorité du général Agim Ceku, ancien commandant en chef de l'UçK. L'armée «anachronique» de «criminels» et de «mafieux» - comme la presse française se plaisait à la dépeindre - a donc réussi son examen de passage, non sans avoir, on s'en doute, dû montrer patte blanche ... A l'automne 1999, l'ancien directoire politique de l'UçK a donné naissance au PPDK (Parti pour le progrès démocratique), dirigé par Hashim Thaçi et Bardhyl Mahmuti. Pleurat Sejdiu, leur porte-parole, évoquait des perspectives rassurantes:«Nous voulons créer une démocratie parlementaire. Tant qu'un protectorat international est en place au Kosovo, le rôle de président peut, en quelque sorte, être tenu par Bernard Kouchner» (4) ... Le sort de la paix repose en grande partie sur les épaules de Thaçi: saura-t-il la partager avec Ibrahim Rugova et la modeler avec Bernard Kouchner, qu'il avait naguère surnommé «le roi du Kosovo»? L'objectif ultime - l'accession à l'indépendance, voulue par tous les Albanais - passe-t-il par le purgatoire du protectorat? Janus, dieu de la guerre, a, on le sait, deux visages. Mais sait-on quand il en change? Au Kosovo, Janus offre pour l'instant son deuxième visage: celui de la coopération. Jusqu'à présent, Thaçi joue le jeu. Mais sur les sujets délicats impliquant un partage du Kosovo, comme celui de Mitrovica (5), il pratique l'art de l'esquive. Il n'accuse personne et ébauche à mots couverts un avenir d'où les termes «indépendance» ou «référendum» sont absents. A-t-il peur, si près du but, de payer pour les erreurs que d'autres commettraient? Qu'une autre UçK, plus radicale et incontrôlable, commettrait? Il est vrai qu'il est loin de détenir toutes les clés de la situation, dont beaucoup se trouvent hors du Kosovo ...

Marie-Françoise Allain - La guerre au Kosovo est-elle terminée ?

Hashim Thaçi - Nous avons gagné la guerre. Et nous sommes bien décidés à gagner la paix. Nous surmonterons une à une les difficultés qui se dressent devant nous, avec l'aide des citoyens du Kosovo et de la Minuk. Nous ne permettrons pas que des criminels profitent de l'anarchie actuelle pour imposer leur loi (6).
M.-F.A. - Qui sont ces « criminels » dont vous parlez ?
H. T. - Ceux qui propagent la violence, qui pillent, qui violent et commettent des actes de barbarie. Ceux qui ne respectent pas la loi.
M.-F.A. - Les avez-vous déjà condamnés publiquement, et en quelle langue (7) ?
H. T. - Je les ai condamnés trente ou quarante fois. En albanais, en allemand, et même dans la langue démocratique !
M.-F.A. - C'est-à-dire ?
H. T. - Dans la langue des citoyens, de ceux qui parlent le langage de la justice et du respect des institutions.
M.-F.A. - Malgré vos appels au calme, les crimes continuent. Est-ce à dire que vous ne contrôlez pas la situation ?
H. T. - Si on ne les avait pas condamnés, au lieu des 150 assassinats que nous avions au début chaque semaine, il y en aurait peut-être eu 1500 ! Je suis convaincu que nos exhortations n'ont pas été vaines : le nombre de meurtres est tombé à 7 par semaine. Comparé à ce qui se passe à Paris ou à New York, ce n'est pas un si mauvais résultat ...
M.-F.A. - Veton Surroï, dans un article du quotidien indépendant Koha Ditore, à propos des vengeances albanaises de l'après-guerre, a évoqué le « spectre du fascisme albanais ». En retour, Kosova Press, l'organe de l'UCK, a écrit que l'article de Surroï « puait le slave », et l'a menacé, lui et son rédacteur en chef Baton Haxhiu, de représailles en termes à peine voilés (8). Quelle est votre position ?
H. T. - Je suis en désaccord avec M. Surroï lorsqu'il dit que les Albanais sont des fascistes. Mais je désapprouve également M. Abdulli et ce qu'il a écrit dans Kosova Press sur M. Surroï. Le débat d'idées est une bonne chose à condition qu'il reste dans des limites tolérables. Les menaces proférées à l'encontre de Surroï étaient excessives. Cependant, chacun devrait assumer la responsabilité de ce qu'il écrit et de ce qu'il dit ...
M.-F.A. - La plupart des Serbes ont quitté le Kosovo : sur un total de 200 000, il en resterait moins de 100 000. A Prishtina, ils ne seraient plus que 600, qui se terrent de peur d'être démasqués. Ailleurs, Serbes et Roms vivent repliés dans une vingtaine d'enclaves de diverses tailles, sous la protection de la KFOR (9). Momcilo Trajkovic, l'un de leurs représentants, a été blessé à son domicile, en novembre ...
H. T. - Je n'ai pas encore d'informations complètes sur ce qui est arrivé à Momcilo Trajkovic. C'est vraiment terrible. Tant que nos institutions ne fonctionneront …