La Russie a marqué à sa manière le passage à l'an 2000 par l'un de ces coups de théâtre dont elle a le secret: le 31 décembre 1999, Boris Eltsine a annoncé inopinément son départ du Kremlin ainsi que l'avancement du scrutin présidentiel au mois de mars 2000. Au moment où le vieux président malade passe le témoin du pouvoir au favori des sondages - le jeune premier ministre Vladimir Poutine - Politique Internationale a choisi de donner la parole à un poids lourd de la vie politique russe: Evgueni Primakov.
Orientaliste et arabisant de formation, cet ancien envoyé spécial de la Pravda dans les pays arabes, a sillonné tout le Proche-Orient et noué des liens privilégiés avec des personnalités de premier plan telles que Nasser, le roi Hussein de Jordanie, Saddam Hussein, Yasser Arafat ou encore le chef des rebelles kurdes Moustapha Barzani. C'est l'époque où il accomplit des missions «sensibles» pour le compte du Comité central du PCUS et, probablement, des services secrets soviétiques. A la veille de la guerre du Golfe, son crédit auprès des dirigeants arabes lui vaut même d'être envoyé à Bagdad en tant qu'émissaire de la dernière chance.
La véritable ascension de M. Primakov a commencé à l'époque de la perestroïka. Directeur du prestigieux Institut de l'économie mondiale et des relations internationales (IMEMO) à Moscou, membre de l'Académie des Sciences, il rejoint alors le cercle des proches de Mikhaïl Gorbatchev. Membre du Politburo et du Conseil présidentiel, il accède également à la présidence du Soviet suprême.
En août 1991, E. Primakov prend l'avion pour Foros, en compagnie du vice-président russe, le général Routskoï, afin de sortir Mikhaïl Gorbatchev de la prison dorée où celui-ci était retenu en otage sur ordre des putschistes. Et c'est par une décision conjointe du dernier président soviétique et du premier président russe Boris Eltsine qu'il est nommé directeur du Service des renseignements extérieurs du KGB - organisation discréditée que le Kremlin entend alors réformer.
En 1996, c'est encore à la demande de Boris Eltsine qu'il prend la succession du ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev, jugé trop «pro-américain» et, donc, indésirable aux yeux de l'opinion publique et du Parlement. Sa popularité s'accroît rapidement, à tel point qu'au moment de la crise gouvernementale d'août 1998, il est le seul candidat au poste de premier ministre qui bénéficie à la fois du soutien du président et de tous les groupes parlementaires.
En huit mois à la tête du gouvernement, E. Primakov parvient à stabiliser l'économie et le rouble; il marque des points dans le combat contre la corruption; établit un modus vivendi entre l'exécutif et la Douma à majorité communiste; acquiert un prestige incontestable à l'étranger. Mais malgré ces résultats très prometteurs, il est brutalement limogé en mai 1999.
On ne peut que faire des suppositions sur les motifs de ce renvoi. Eltsine fut-il influencé par la «famille», autrement dit par cet entourage de parents et d'oligarques que l'on présente comme tout-puissant au Kremlin? Il faut se rappeler qu'à la même période, les affaires de corruption dévoilées dans la presse ainsi que les investigations menées par le procureur de Moscou se rapprochaient dangereusement de cette nébuleuse. Toujours est-il que la destitution de Primakov a curieusement coïncidé avec le retour triomphal à Moscou du magnat Boris Berezovski - un proche de la «famille» qui, quelques jours plus tôt encore, était réfugié en France pour échapper à la justice de son pays.
Fort de son prestige demeuré intact, Primakov décide de se lancer dans la bataille politique et accepte de diriger l'alliance OVR (La Patrie-Toute la Russie), aux côtés du maire de Moscou Youri Loujkov. Mais alors que les sondages donnent l'ancien premier ministre gagnant dans la future course présidentielle, le pouvoir lance, par médias interposés, une campagne acharnée contre OVR. Dans les semaines qui suivent, le nouveau premier ministre Vladimir Poutine engage les forces fédérales dans une énième guerre coloniale en Tchétchénie, sous prétexte de lutte anti-terroriste. Son tempérament martial vaut au jeune Poutine - issu lui aussi des services de renseignement - une ascension fulgurante dans les enquêtes d'opinion.
Au bout du compte, les manœuvres du Kremlin semblent porter leurs fruits. Lors des élections législatives de décembre 1999, le bloc pro-gouvernemental Unité - créé de toutes pièces au dernier moment - surclasse OVR qui se retrouve en troisième position à la Douma. L'avancée spectaculaire d'Unité et de l'Union des forces de droite de Sergueï Kirienko arrivée en 4e position (ces deux formations avaient été ouvertement soutenues par Vladimir Poutine) a même laissé penser que les partis du pouvoir seraient en mesure de battre les communistes. En réalité, une fois passée la fièvre du dépouillement, la publication des résultats officiels montre un Parti communiste certes en repli, mais qui demeure, avec 124 sièges, la première formation de la Douma.
Il est clair que le bouleversement du calendrier électoral et son statut de président par intérim placent Vladimir Poutine dans une situation idéale avant le scrutin présidentiel du 26 mars prochain. Cependant le nouveau No 1 russe, qui doit sa popularité aux premiers succès de la campagne militaire en Tchétchénie, n'est pas à l'abri d'un retournement de l'opinion en cas d'enlisement, voire d'échec, des troupes fédérales dans le Caucase. En toute hypothèse, cet acteur majeur de la scène politique russe et internationale qu'est Evgueni Primakov n'a pas dit son dernier mot.
Galia Ackerman et Andreï Gratchev - Monsieur le Premier ministre, vous avez été appelé à prendre les rênes de l'attelage gouvernemental dans les pires conditions, au lendemain de la tempête financière d'août 1998. Les quelques mois passés à la tête du gouvernement avaient fait de vous l'homme politique le plus populaire aux yeux de vos compatriotes. Pourquoi Boris Eltsine vous a-t-il nommé premier ministre, en septembre 1998, si c'était pour vous renvoyer huit mois plus tard, alors que vous jouissiez d'un prestige incontestable en Russie et dans le monde ?
Evgueni Primakov - Les raisons de ma nomination ne sont un mystère pour personne. Le président Eltsine s'était rendu compte que la destitution de Viktor Tchernomyrdine et son remplacement par Sergueï Kirienko, en avril 1998, avaient été une erreur. Après la catastrophe du 17 août 1998, lorsque la Russie s'était révélée incapable d'honorer ses dettes, le président avait décidé de remettre en selle Tchernomyrdine. Il avait essayé de faire approuver cette nomination par la Douma, mais il avait échoué à deux reprises. Vous vous souvenez sûrement du bras de fer entre le président et les députés - écoeurés par les pressions qu'on leur faisait subir - auquel avait donné lieu la candidature de Kirienko. Cette fois, la Douma était résolue à tenir bon, et Tchernomyrdine n'avait aucune chance d'obtenir l'investiture. Pour désamorcer la crise, j'étais prêt à accepter le poste de premier vice-premier ministre dans le nouveau gouvernement Tchernomyrdine. Mais les chefs des groupes parlementaires ne voulaient pas en entendre parler. Et c'est à ce moment-là que Grigori Iavlinski (1) a proposé ma nomination. Cette solution arrangeait visiblement tout le monde, y compris le président, envers qui j'avais toujours fait preuve de loyauté. Quant à moi, je ne m'y attendais pas du tout et il a vraiment fallu que je surmonte de profondes réticences personnelles pour accepter la proposition qui m'était faite. C'est l'une des rares fois, dans ma vie, où les sentiments l'ont emporté sur la raison : je craignais par-dessus tout qu'une flambée de mécontentement populaire ne s'ajoute au chaos financier et institutionnel. Il fallait sortir le pays de l'impasse. Quant à ma destitution, je ne me l'explique toujours pas. Malgré les rumeurs qui circulaient dans les médias, je ne croyais pas une telle décision possible car elle ne répondait à aucune logique. Lorsque, le 12 mai 1999, je me suis présenté chez le président pour un simple rapport de routine et qu'il m'a fait part de sa décision de dissoudre le gouvernement, j'en suis resté abasourdi. Pour toute réponse, je lui ai dit : « Je crois que vous faites une erreur. » Il m'a proposé de rédiger une lettre de démission pour «faciliter les choses». J'ai refusé, en lui rétorquant que le mieux était qu'il signe un décret. Ce qu'il a fait sur le champ, devant moi, en formulant le souhait que l'on reste amis.
G.A. et A.G. - Peu de temps après votre départ du gouvernement, vous avez conclu un accord avec le maire de …
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