Le 24 décembre 1999, les militaires en révolte contre l'autorité du président Konan Bédié sont venus chercher Robert Gueï au village pour lui demander de prendre la tête de leur mouvement. Celui-ci s'est ainsi mué, du jour au lendemain, en «général-Père Noël». Son coup de force a en effet permis à la Côte-d'Ivoire de sortir, sans effusion de sang, d'une situation de blocage qui avait chauffé jusqu'à l'incandescence le thème identitaire de «l'ivoirité» et conduit en prison la totalité de l'état-major du parti d'Alassane Ouattara - l'une des figures de l'opposition.
Le nouvel homme fort de la Côte-d'Ivoire - âgé de 59 ans et né à Kabakouma, dans l'ouest du pays - a été acclamé comme un «libérateur» par ses concitoyens. Quant à Alassane Ouattara, il est rentré au pays à la faveur du putsch. Cet ancien premier ministre et candidat écarté de la présidentielle de 1995 pour cause de «nationalité douteuse» a alors exalté la prise de pouvoir des militaires en évoquant une «Révolution des oeillets» à l'ivoirienne.
Six mois plus tard, cependant, Ouattara est de nouveau menacé d'ostracisme électoral. Ses partisans vilipendent le général Gueï et le traitent de «Père fouettard» installé à la tête d'une junte. La pomme de discorde réside dans la nouvelle Constitution qui doit être adoptée le 23 juillet par référendum. Elle exige des candidats à la présidence qu'ils ne se soient jamais «prévalus d'une nationalité autre qu'ivoirienne». En tant qu'ancien fonctionnaire international ayant travaillé, dans le passé, pour le compte de la Haute Volta (l'actuel Burkina Faso), Alassane Ouattara semble directement visé par cette disposition.
Originaire du nord de la Côte-d'Ivoire, autrement dit de la zone de contact (à majorité musulmane) avec les pays sahéliens qui sont, traditionnellement, les réservoirs d'une forte immigration, l'opposant cristallise sur sa personne une tension grandissante, à la fois nationaliste et religieuse. A telle enseigne qu'un nouveau rejet de sa candidature serait ressenti, en particulier dans le nord et dans les milieux issus de l'immigration, comme un signe d'exclusion. Le retour programmé à l'ordre constitutionnel, avec l'élection présidentielle du 17 septembre et les législatives du 8 octobre prochain, pourrait, du coup, être mis en péril.
Qui est Robert Gueï? Saint-Cyrien, diplômé de l'école de guerre de Paris, il est nommé chef d'état-major de l'armée par l'ex-président Houphouët-Boigny en 1990, c'est-à-dire en pleine effervescence pour la démocratisation de la Côte-d'Ivoire. En mai 1991, une brutale descente sur le campus universitaire d'Abidjan de l'unité d'élite de parachutistes (FIRPAC) qu'il avait lui-même créée vaut à Robert Gueï une réputation de bras armé de la répression. Mais après la mort du père de l'indépendance ivoirienne, dans le contexte agité de la présidentielle de 1995, «activement boycottée» par les principaux partis de l'opposition, le chef d'état-major acquiert une aura de militaire républicain. Au président Henri Konan Bédié, successeur d'Houphouët-Boigny, qui lui demande de réquisitionner les forces armées pour assurer le maintien de l'ordre, le général Gueï fait cette réponse cinglante: «Je ne vois pas pour quelles raisons l'armée irait s'exciter dans la rue. L'armée n'intervient que lorsque la République est en danger.» Le général est alors écarté, puis inculpé pour atteinte à la sûreté de l'Etat. Mais son procès n'aura jamais lieu. Radié des registres de l'armée en janvier 1997, il est «amnistié» par le président Konan Bédié en septembre 1999, sans pour autant être réintégré. Trois mois plus tard, le putsch de Noël porte Robert Gueï à la tête d'un Conseil national de salut public (CNSP).
L'actuel chef du pouvoir militaire en Côte-d'Ivoire nourrit-il des ambitions présidentielles? Il s'en cache à peine, même s'il préfère, pour se déclarer officiellement, attendre le référendum constitutionnel - qu'il voit comme un plébiscite en faveur de sa personne. Pendant les six mois qui ont suivi le coup d'Etat, le général Gueï a gouverné la Côte-d'Ivoire, d'abord depuis le camp Gallieni, siège de l'état-major de l'armée; ensuite depuis la «primature», l'hôtel réservé au chef du gouvernement; et, enfin, depuis le palais de la présidence de la République où il s'est installé la veille de cet entretien. Tout un symbole?
Stephen Smith - Le premier référendum de l'histoire de la Côte-d'Ivoire aura lieu le 23 juillet. Vous soumettez à l'approbation populaire une nouvelle Constitution, de type présidentiel, dont la disposition la plus controversée stipule qu'un candidat à la magistrature suprême ne doit jamais s'être « prévalu d'une nationalité autre qu'ivoirienne ». Pourquoi avez-vous décidé d'inscrire cette condition d'éligibilité dans la loi fondamentale ?
Robert Gueï - Ce n'est pas moi qui ai pris cette décision. Elle est le fruit d'une large consultation. Pour délibérer sur des questions aussi essentielles, nous avons fait venir, de chacun des dix départements que compte notre pays, deux délégués désignés par l'administration - sans oublier des dignitaires religieux, des opérateurs économiques, des représentants des syndicats, des étudiants et, bien sûr, des responsables politiques. Cet échantillon représentatif de la Nation a siégé au sein d'une commission consultative chargée d'élaborer le texte de la future Constitution. Tout a été fait pour dégager un consensus mais, lorsqu'il y avait un désaccord persistant, on a recouru au vote. Ce fut le cas pour la disposition que vous évoquiez il y a un instant et qui a été adoptée par 71 voix contre 4. Quant à moi, je n'ai fait qu'entériner ce qui avait été décidé à une écrasante majorité. Et je ne vois pas comment j'aurais pu faire autrement.
S.S. - Vous avez tout de même pris sur vous de changer une autre clause restrictive d'éligibilité - celle qui prévoyait que le candidat à la présidence de la République devait être ivoirien, de père et de mère eux-mêmes ivoiriens ...
R.G. - C'est exact. J'ai assoupli cette condition en remplaçant le « et » par un « ou », afin que la Côte-d'Ivoire reste fidèle à elle-même et demeure ce pays d'ouverture, cette terre d'accueil qu'elle a toujours été. J'ai eu le sentiment que cette exigence de la double filiation ivoirienne constituait un pas en arrière, un déni de l'héritage que nous a légué Félix Houphouët-Boigny, le père de la Nation. Il faut, par exemple, se souvenir que lors de la guerre civile au Libéria au début des années 90, Houphouët n'avait même pas voulu, comme il disait alors, qu'on « dresse des tentes de réfugiés » en Côte-d'Ivoire. « Accueillez vos frères en détresse chez vous, dans vos cases », a-t-il demandé et, de fait, les Nations unies n'ont jamais eu à installer de camps dans l'ouest de la Côte-d'Ivoire, malgré l'arrivée de quelque 200 000 Libériens. C'est cet état d'esprit qu'il faut, me semble-t-il, préserver. Notre pays s'est développé avec l'apport de nos frères et soeurs de la région, qui sont venus chez nous et, souvent, y sont restés. Ils se sont mélangés aux Ivoiriens et il ne serait pas bon d'exclure les enfants issus de ces mariages mixtes. Comment peut-on parler d'intégration régionale et, en même temps, fermer la porte à la seconde génération issue de l'immigration ? Il faut être cohérent.
S.S. - Mais si tel est l'héritage du long règne d'Houphouët-Boigny, pourquoi le débat …
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