Le parcours d'Ilias Akhmadov est assez caractéristique de celui de la jeune élite politique tchétchène qui, en neuf ans d'indépendance, a déjà connu deux guerres sur son sol. Né en 1960 en exil au Kazakhstan, rentré à Grozny avec sa famille en 1962, Akhmadov a suivi des études d'ingénieur, puis de «philosophie non-marxiste» à l'université de Rostov. Entre ces deux cursus, il a entamé une carrière militaire dans l'Armée rouge qui a duré cinq ans (de 1981 à 1986). De retour en Tchétchénie en 1991, au lendemain de la proclamation d'indépendance, il a travaillé au ministère des Affaires étrangères et combattu, au sein du contingent tchétchène, aux côtés des indépendantistes abkhazes en Géorgie. Durant la première guerre russo-tchétchène de 1994-1996, Ilias Akhmadov fut conseiller auprès de Chamil Bassaïev, alors premier ministre. Après le départ de ce dernier du gouvernement, il rejoignit le cercle des proches du président Maskhadov. Nommé ministre des Affaires étrangères quelques semaines avant le déclenchement du deuxième conflit, il officie à présent en tant que représentant permanent du chef de la République indépendantiste à l'étranger. Cet intellectuel, au passé de militaire, qui parle une langue russe exquise avec l'aisance d'un professeur de lettres, ne correspond en rien à l'image de «bandit» que la propagande moscovite cherche à donner de lui - comme de toute la résistance tchétchène, d'ailleurs...
Galia Ackerman - Comme la plupart des chefs de la résistance tchétchène, vous avez jadis servi dans l'Armée rouge. Que ressentez-vous lorsque vous combattez vos anciens frères d'armes ?
Ilias Akhmadov - Au début des hostilités, en 1994, j'avais l'impression de participer à une immense pièce de théâtre - comme si des milliers d'adultes jouaient à la guerre. Lorsque j'interceptais des échanges radio, j'entendais les Russes utiliser la même terminologie militaire que nous. Il m'est arrivé de rencontrer des prisonniers de guerre russes qui avaient « fait » l'Afghanistan avec mes camarades tchétchènes. Mais ce sentiment s'est rapidement dissipé. Et il n'y a rien d'étonnant à cela. Je me suis rendu à plusieurs reprises dans le Haut-Karabakh, durant le conflit qui a opposé les Arméniens aux Azéris, et j'ai été frappé par la cruauté de leurs affrontements. Même constat en Géorgie, où s'affrontent Géorgiens et Abkhazes. Pendant soixante-dix ans, ces gens ont été forcés de s'embrasser, de jouer la comédie de l'amitié entre les peuples, alors qu'ils se détestent. Dans tous ces « points chauds » de l'espace post-soviétique, l'acharnement des belligérants s'explique largement par le poids des haines ancestrales.
G.A. - Pourquoi tant de haine entre Russes et Tchétchènes ?
I.A. - La conquête de la Tchétchénie par la Russie tsariste dura de 1708 à 1877. C'est à cette époque que s'est forgée l'image presque mythique du méchant Tchétchène telle qu'on la retrouve dans la poésie de Lermontov. Pendant la période soviétique, les peuples montagnards du Nord-Caucase, et tout particulièrement les Tchétchènes, avec leur esprit fier et leur mode de vie traditionnel, ne rentraient pas dans le lit de Procuste du socialisme réel. Peu de gens savent qu'en 1927, il y eut un énorme soulèvement contre la collectivisation en Tchétchénie. Tous ceux qui y ont pris part ont été liquidés. En 1939, deux divisions du NKVD ont assiégé, durant un an, la capitale de district Naja-Yourt où des rebelles s'étaient retranchés. Trois ans plus tard (en 1942), emmenés par Maïerbek Charipov (1), des Tchétchènes tentaient de s'emparer de Grozny. Notre déportation, ordonnée en 1944 par Staline, fut l'expression la plus radicale de la politique coloniale et répressive dont nous étions victimes. Après la mort de Staline, les Tchétchènes ont dû attendre 1957 pour être simplement graciés et obtenir le droit de regagner la terre de leurs ancêtres. Mais la réhabilitation leur a été refusée et ils sont restés des parias au sein de la société russe. Savez-vous, par exemple, que l'usage de la langue tchétchène était proscrit ? A l'école, on interdisait aux enfants de parler tchétchène entre eux, même pendant les récréations ! La loi sur la réhabilitation de notre peuple ne fut adoptée que trente ans plus tard, sous Gorbatchev.
G.A. - Ce passé douloureux suffit-il à expliquer le déchaînement de violence auquel on assiste aujourd'hui ?
I.A. - Leurrés par les exhortations de Boris Eltsine à « prendre autant d'indépendance que nous pourrions en saisir », nous sommes effectivement devenus indépendants en 1991. Pour le président …
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