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CROATIE: LA METAMORPHOSE

Rarement la mort d'un homme aura changé aussi radicalement la donne dans un pays. En décembre 1999, la disparition du «père de l'indépendance croate», Franjo Tudjman, a marqué, en effet, la fin d'une époque confuse dans l'histoire de la Croatie - une époque de «ni guerre ni paix».

Sortie victorieuse de son combat contre les partisans de la «Grande Serbie», la Croatie tudjmanienne s'était montrée incapable d'enterrer les fantômes du passé. Le régime, phagocyté par le parti du président, le HDZ (Communauté démocratique croate), n'avait jamais su renoncer à cette rhétorique belliqueuse qui accusait l'opposition de faire le jeu «des ennemis de la Croatie». Après cinq années de conflit avec les Serbes, une atmosphère pesante de guerre civile planait toujours sur la Croatie. Alors que le pays sombrait dans une profonde dépression économique, la raideur du régime de Franjo Tudjman était de plus en plus mal tolérée par l'opinion publique.

Et pourtant, à l'annonce de la disparition du chef de l'Etat, le 10 décembre au matin, l'émotion fut bien réelle. On pleura un homme qui avait su tenir fermement le gouvernail au milieu de la tempête. Mais si les Croates allèrent s'incliner en nombre devant son cercueil, c'était sans doute aussi pour mieux entamer leur deuil et se tourner résolument vers l'avenir.

De fait, quelques semaines plus tard, la cause était entendue: le parti du défunt président subissait une défaite cinglante aux élections législatives, face à la coalition d'opposition emmenée par le HSLS (Parti libéral social) et les sociaux-démocrates (SDP, ex-communistes). Après avoir régné sans partage sur la vie politique locale depuis 1990, le HDZ était renvoyé dans l'opposition. Il crut alors pouvoir prendre sa revanche à la faveur de l'élection présidentielle qui se profilait. Magistrale erreur: son candidat, Mate Granic, ex-ministre des Affaires étrangères, fut balayé dès le premier tour de scrutin, tandis qu'un «revenant» créait la surprise ...

Après une traversée du désert longue de six ans, Stipe Mesic l'emportait haut la main, le 7 février 2000, avec 56% des suffrages exprimés. Avant le début du scrutin, ses chances de victoire paraissaient des plus minces aux yeux des experts locaux. Dernier président de la Yougoslavie socialiste en 1991, destitué de son poste de président du Parlement trois ans plus tard et chassé du HDZ pour avoir osé dénoncer la politique de Zagreb en Bosnie, Stipe Mesic avait ensuite végété à la tête d'un petit parti d'opposition, le HND (Parti des démocrates indépendants) - presque oublié de tous. Mais durant la campagne, la faconde et l'énergie de ce barbu de 65 ans firent merveille. Grâce à elles, l'ancien protégé de Franjo Tudjman tenait sa revanche. La disparition de son ancien mentor lui avait offert une seconde chance inespérée.

Stipe Mesic, c'est l'anti-Tudjman par excellence. D'un point de vue personnel, tout d'abord, il apparaît chaleureux et accessible là où son prédécesseur se montrait froid et cassant. Ensuite, il entend rompre avec l'héritage tudjmanien sur tous les plans: lutte contre la corruption, respect de la liberté des médias, rapprochement avec l'Union européenne, coopération pleine et entière avec le Tribunal pénal international de La Haye (TPIY), aide au retour des réfugiés serbes en Krajina (10000 au premier semestre 2000), sans oublier une prise de distance par rapport aux extrémistes de Mostar (fief des ultranationalistes croates en Bosnie).

Dès le lendemain du triomphe de Stipe Mesic, l'heure est donc au changement tous azimuts en Croatie. Alors que Franjo Tudjman entretenait des relations conflictuelles avec ses voisins, son successeur effectue ses deux premières visites d'Etat - hautement symboliques! - en Slovénie et en Bosnie. Dans la capitale bosniaque, il soutient sans réserve le processus de réconciliation lancé à Dayton il y a cinq ans et invite les Croates de Mostar à «regarder vers Sarajevo et non plus vers Zagreb».

Contrairement à son prédécesseur, Stipe Mesic privilégie les relations avec l'Union européenne plutôt qu'avec les Etats-Unis. Le nouveau président invite les Quinze à tendre la main à cette «nouvelle Croatie» qui souhaite ardemment rejoindre le train des pays candidats à l'adhésion. Il faut dire qu'il y a urgence! Les caisses de l'Etat ont été vidées par le précédent régime et l'économie croate peine à décoller après les années de guerre. La dette extérieure représente 45% du PIB, tandis que le chômage touche officiellement 20% de la population active. Lors de sa visite à Paris, en mai dernier, Stipe Mesic s'est voulu optimiste sur les chances de voir son pays signer un accord d'association avec l'Union européenne avant 2001. Selon lui, Jacques Chirac aurait promis de tout faire pour abréger les négociations. Le président français n'a-t-il pas proposé d'organiser, à Zagreb, un sommet réunissant les Quinze et les Etats issus de l'ex-Yougoslavie le 24 novembre prochain?

Neuf mois après son élection surprise, Stipe Mesic demeure très populaire. Il est omniprésent dans les médias, au risque de commettre, parfois, quelques dérapages verbaux. Ses détracteurs l'accusent de s'agiter en pure perte. Ils soulignent que la situation économique du pays reste toujours aussi préoccupante. Zagreb continue en outre à financer les institutions des Croates de Bosnie, même si le montant de cette aide financière a été réduit de moitié. Force est de reconnaître, en tout cas, que l'atmosphère est devenue beaucoup plus respirable en Croatie et que le successeur de Franjo Tudjman respecte ses promesses de coopération avec le TPIY.

Cette fermeté lui vaut d'ailleurs de solides inimitiés en Croatie même. Au moment où cet entretien était réalisé, Stipe Mesic faisait état de menaces de mort reçues sur le fax de la présidence! Un danger pris très au sérieux par les autorités après l'assassinat, quelques jours auparavant, de Milan Levar, le premier Croate à avoir stigmatisé publiquement les crimes commis contre les civils serbes en Croatie durant le conflit. Stipe Mesic se veut néanmoins confiant. Il a remporté un premier succès, en mai 2000, avec l'intégration de son pays au Partenariat pour la paix de l'Otan. Il attend désormais un geste fort de l'Europe en direction de son pays dans les tout prochains mois. Afin de tourner, définitivement, la page de l'après-guerre en Croatie.