Il est loin le temps où les Cassandre se moquaient des tribunaux pénaux internationaux sur le Rwanda et sur l'ex-Yougoslavie! Mises sur pied par une communauté internationale honteuse de n'avoir arrêté ni les massacres en Croatie, puis en Bosnie-Herzégovine, ni le génocide de près d'un million de Tutsis et d'opposants hutus, ces juridictions ad hoc se sont affranchies de leur créateur, l'ONU. Après des débuts difficiles, des poursuites ont été engagées contre les responsables politiques et militaires des exactions, les prisons se sont remplies et les condamnations tombent, une à une.
A Scheveningen, près de La Haye, le centre de détention du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) abrite 34 détenus, dont plusieurs dirigeants politiques et anciens officiers de haut rang (1). Le programme des trois chambres est chargé: douze accusés sont actuellement jugés en première instance, onze autres en appel. Les plus importants responsables serbes sont inculpés. Slobodan Milosevic et quatre de ses proches sont accusés de crimes contre l'humanité au Kosovo. Quant à Radovan Karadzic et au général Ratko Mladic, ils sont inculpés de génocide pour le siège de Sarajevo et pour le massacre de 8000 Bosniaques à Srebrenica.
A Arusha, siège du Tribunal pour le Rwanda (TPIR), plus de 40 détenus doivent également rendre des comptes. Parmi eux, les responsables de médias qui ont incité au génocide. En octobre 2000, Jean Kambanda, ancien premier ministre rwandais, a vu sa peine de prison à perpétuité confirmée en appel.
Depuis septembre 1999, Carla Del Ponte occupe le poste de procureur général des deux tribunaux. A ce titre, celle qui donna du lustre à la fonction de procureur général de la Confédération helvétique (2) est chargée de définir la politique pénale des juridictions. «Dame de fer», Carla Del Ponte «aime ce travail qui constitue un grand défi». De fait, sur son agenda, figure l'arrestation des principaux responsables des massacres commis, au cours des années 90, dans les Balkans et au Rwanda.
Comme son prédécesseur, la canadienne Louise Arbour (3), Mme Del Ponte consacre toute son énergie à poursuivre les criminels de guerre. Comme Mme Arbour également, elle est convaincue qu'il ne peut y avoir de paix sans justice et que l'avenir du droit pénal international passe par la création, le plus rapidement possible, d'une Cour permanente (4).
Certes, celle-ci existe déjà. Mais uniquement sur le papier. Créée le 17 juillet 1998 à Rome, la Cour pénale internationale (CPI) ne siégera à La Haye que lorsque 60 des états signataires auront ratifié le traité, sans doute vers 2002. La Cour s'inspire des travaux des deux tribunaux ad hoc. Elle aura compétence sur les crimes de guerre, de génocide, et contre l'humanité, ainsi que sur le «crime d'agression», notion juridiquement floue et politiquement chargée dont le maniement sera délicat. La CPI pourra être saisie de trois manières: par le Conseil de sécurité, sur plainte d'un état partie au traité, ou sur initiative de son procureur.
La CPI n'est cependant pas exempte de défauts. D'abord, parce que sa compétence ne pourra s'exercer de façon rétroactive: les crimes d'un Pinochet ou de l'armée russe en Tchétchénie ne seront pas de son ressort. Ensuite, parce que l'article 124 permet à un pays signataire du traité de refuser, pendant sept ans, la compétence de la Cour pour les crimes de guerre - et eux seuls - qui seraient commis soit par ses ressortissants, soit sur son territoire. La France a déjà annoncé qu'elle se servirait de cette clause, du moins dans les premiers temps, afin d'observer l'attitude de la nouvelle Cour. Enfin, à l'inverse des deux tribunaux ad hoc, la CPI n'a pas la primauté sur les juridictions nationales. «Ce n'est donc que par défaut de l'état à engager valablement des poursuites que la Cour peut justifier sa compétence; encore faut-il que le procureur s'engage dans une véritable course d'obstacles», regrette William Bourdon, secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l'homme.
Temporaires, les deux tribunaux sont appelés à disparaître sur décision du Conseil de sécurité. Quand? Le programme d'enquêtes de Carla Del Ponte court jusqu'à 2004. Les procès dureront au moins jusqu'en 2007.
Politique Internationale L'arrivée au pouvoir, à Belgrade, du président Vojislav Kostunica va-t-elle permettre de normaliser les relations entre la RFY et la Serbie d'une part, le TPI d'autre part ?
Carla Del Ponte - Naturellement, j'ai grand espoir que la situation s'améliore. Pour l'instant, je lis les déclarations de M. Kostunica et je constate que, en principe, le dossier devrait avancer.
P. I. Quelles mesures les autorités de Belgrade devraient-elles prendre pour que la situation puisse être considérée comme normalisée ?
C. D. P. - La coopération passe par quatre étapes : 1) La réouverture de notre bureau de Belgrade (5). 2) L'accès aux témoins serbes. J'ai, en effet, trois ou quatre enquêtes en cours concernant des exactions commises par des non-Serbes. Pour conclure l'instruction relative à l'UCK au Kosovo, mes enquêteurs ont absolument besoin de rencontrer des victimes. 3) Il y a également une enquête financière sur Slobodan Milosevic et ses co-accusés. Il me faut, là aussi, la collaboration de Belgrade. 4) Enfin, les accusés qui ont fui en Serbie — certains depuis cinq ou six ans — doivent être arrêtés et transférés à La Haye.
P. I. Sur ce point, le président Kostunica traîne les pieds. A ses yeux, la livraison des accusés est loin d'être une priorité...
C. D. P. - La République fédérale de Yougoslavie est désormais membre de l'ONU et doit donc assumer ses obligations internationales. Une pleine coopération avec le Tribunal, le transfert et l'arrestation des inculpés encore en liberté sur le territoire yougoslave en font partie. Les autorités de Belgrade doivent en avoir pleinement conscience. Le président Kostunica affirme que Milosevic ne doit pas nous être livré, mais qu'il doit être jugé à Belgrade. Il aurait raison si le monde était parfait. Dans un monde parfait, il n'aurait pas fallu dix ans pour que le Chili commence à poursuivre Pinochet. Dans un monde parfait, nous pourrions demander à la Republika Srpska de juger Karadzic et Mladic à Pale. Mais ce monde n'est pas parfait. Le président Kostunica peut poursuivre Milosevic pour détournement de fonds ou pour fraude électorale. Mais la Yougoslavie n'est pas en position de le juger pour les crimes dont il est accusé par le Tribunal. Et ce, pour trois raisons. D'abord, le TPIY a un mandat clair de la communauté internationale et il jouit de la primauté sur les autres juridictions. Ensuite, jusqu'à présent, l'establishment hérité de Milosevic reste en place. Des personnages clés de son régime bénéficient toujours de la confiance de Kostunica. Enfin, Belgrade se pose en victime. Il est vrai que les Serbes ont souffert de la politique de Milosevic. Mais que dire des autres victimes, les Bosniaques, Kosovars, Albanais et Croates ? Ces centaines de milliers de personnes qui ont subi la purification ethnique barbare ? Comment ces personnes réagiraient-elles si elles devaient aller témoigner à Belgrade ? La raison d'être de la justice internationale, c'est justement de pallier ces difficultés, de garantir l'impartialité des procès.
P. I. Avez vous une idée exacte du nombre d'inculpés …
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