Jacqueline Albert Simon - Dr. Kissinger, en ce début d'année 2001, une nouvelle administration s'installe à la Maison-Blanche. Quelles devraient être les priorités du président George W. Bush en matière de politique extérieure ?
Henry Kissinger - La première chose que la nouvelle administration devra faire, c'est se poser la question suivante : « Faut-il conserver les méthodes et les orientations diplomatiques de l'administration Clinton ? » Ce qui implique de s'interroger sur deux autres points : « Quels sont les intérêts vitaux des États-Unis ? Et avec qui partageons-nous ces intérêts ? » Sans doute faudra-t-il revoir totalement la manière dont les affaires sont conduites actuellement.
J. A. S. - Qu'entendez-vous par « la manière dont les affaires sont conduites » ?
H. K. - Nous devrons d'abord examiner nos relations à long terme avec l'Europe. Aujourd'hui, l'Otan est une structure qui organise périodiquement des réunions sans vrai contenu. Est-ce cela que nous voulons ?
J. A. S. - Mais le rôle de l'Otan a changé. L'Alliance s'est élargie et s'est engagée au-delà de son périmètre d'origine...
H. K. - Peu importe ce que l'Otan a fait ou pas fait. Ce que je voulais dire, c'est que l'émergence d'une Europe forte sur la scène internationale crée une situation nouvelle qui dépasse le cadre de l'Otan. Européens et Américains doivent à présent s'interroger sur l'avenir de leurs relations non plus seulement militaires, mais politiques.
J. A. S. - Que pensez-vous du débat sur le partage des tâches entre une éventuelle défense purement européenne et l'Otan ?
H. K. - Il est certain que l'Otan doit se redéfinir. Mais l'Europe et les États-Unis doivent également se redéfinir d'une manière ou d'une autre. Sinon, l'Europe risque de se déterminer par opposition à l'Amérique.
J. A. S. - Pendant longtemps, les États-Unis ont soutenu que l'Europe devait assumer ses responsabilités internationales. Pourquoi seraient-ils opposés à la constitution d'une défense européenne autonome ?
H. K. - A mon avis, le malentendu vient de la manière dont la France présente les choses. En dépit de tous les liens d'amitié qui unissent nos deux pays, nous ne sommes vraiment pas faciles à réconcilier sur le plan culturel. Les Français ont toujours été très logiques, très rationnels, et les Américains très pragmatiques. Sur le fond, il n'y a pas de problème majeur parce que je ne vois pas un seul conflit dans lequel les Européens préféreraient s'engager sans les Américains. Où cela pourrait-il bien être ? Je ne peux pas concevoir que les forces européennes soient un jour suffisamment puissantes pour permettre à l'Europe de mener une opération militaire d'une certaine envergure sans l'appui des États-Unis. Il est clair que si l'Otan refuse d'agir, cela signifie que les États-Unis refusent d'agir. Peut-on imaginer que l'ensemble des membres de l'Otan — à l'exception des États-Unis — prendraient, dans un tel cas de figure, le risque de s'engager dans un conflit ? C'est impossible. On nous explique, il est vrai, que cette force européenne est destinée à être utilisée …
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