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INDONESIE: UN OULEMA DANS LA TEMPETE

C'est à la surprise générale qu'Abdurrahman Wahid est élu président de la République indonésienne, le 20 octobre 1999. Deux candidats principaux étaient en lice : le président Habibie, successeur du général Soeharto, et Megawati Soekarnoputri, dont le parti avait remporté les élections du 7 juin 1999 avec plus d'un tiers des voix. Mais après que le président Habibie se fut retiré de la compétition (1), le Congrès a préféré faire barrage à Megawati, jugée trop novice pour la fonction. Et c'est ainsi qu'une coalition de partis musulmans associés au Golkar (2) a porté Abdurrahman Wahid à la présidence de la République, tandis que Megawati se voyait attribuer un poste de vice-présidente destiné, avant tout, à calmer la colère de ses partisans.

L'avènement d'Abdurrahman Wahid est salué comme une victoire de la démocratie, à la fois parce qu'il a été désigné par un Congrès démocratiquement élu et parce que lui-même s'était toujours fait l'apôtre de la démocratie libérale. Force est de reconnaître, pourtant, que ni sa base politique (son parti avait obtenu à peine plus de 10 % des voix aux élections de juin 1999), ni son état de santé (il est quasiment aveugle et a déjà subi deux attaques cérébrales) ne le prédisposaient à exercer les plus hautes responsabilités.

A ces handicaps de départ, s'ajoute le fait que son accession à la magistrature suprême intervient à un moment où l'Indonésie traverse une profonde crise sociale et politique. L'archipel doit faire face à de multiples séparatismes et à des conflits ethno-religieux, pendant que l'armée, travaillée par des éléments soehartoïstes, demeure hésitante face aux défis de la démocratisation et de la réforme. La situation économique ne s'améliore que très lentement et le président Wahid doit se décider, dès le mois d'août 2000, à remanier son gouvernement d'union nationale pour le rendre plus efficace.

La tâche est immense. Certes, le chef de l'Etat a marqué des points dans la mise au pas des militaires avec, notamment, le renvoi du général Wiranto. Il a su, en outre, préserver l'intégrité de l'archipel et s'est efforcé de pratiquer une pédagogie de la démocratie dans un pays complexe et travaillé par des forces centrifuges. Mais son style de gouvernement peu conventionnel, la lenteur des progrès réalisés et les scandales qui émaillent la vie de son administration ont suscité des réactions de déception, voire de rejet, en particulier chez certains des musulmans qui l'avaient soutenu et qui réclament maintenant sa démission. Le terrorisme organisé se développe, et le 24 décembre 2000, dans la soirée de Noël, une série d'attentats meurtriers dirigés contre des églises éclatent simultanément dans une dizaine de villes, précisant davantage encore la menace sourde qui pèse sur l'archipel. Les soupçons se portent sur des partisans de l'ancien régime qui cherchent à déstabiliser la fragile tentative de démocratisation.

Avant d'être élu à la présidence, Abdurrahman Wahid était connu comme le dirigeant du plus grand mouvement musulman du monde : la Nahdatul Ulama, qui revendique quelque 40 millions de membres. A l'époque, déjà, cet ouléma non conformiste détonnait et choquait parfois ses propres partisans - des musulmans traditionalistes. Polygraphe accompli, il multipliait les chroniques sportives et les critiques cinématographiques dans la presse indonésienne. Aujourd'hui encore, ses positions hétérodoxes surprennent : il défend, envers et contre tous, l'Etat séculier, et préconise la reconnaissance d'Israël ...

Démocrate autoritaire fasciné par le libéralisme occidental, intellectuel intuitif formé par les voyages et la lecture, Abdurrahman Wahid prêche la tolérance religieuse et idéologique, autant de qualités qu'il a pu tester auprès d'un immense réseau d'ONG, tant indonésien que mondial.

Le fort tempérament et l'originalité du nouveau chef de l'Etat doivent sans doute beaucoup à ses origines : issu du sérail, il est le petit-fils du fondateur de la Nahdatul Ulama, et le fils d'un ex-ministre des Cultes du temps de Soekarno. Descendant des rois de Mojopahit, ce musulman soufi sacrifie à certains rites pré-islamiques ainsi qu'au mysticisme javanais. Aimant concilier les contraires et explorer les possibles les plus improbables, il ne craint pas les contradictions. Souvent, son goût prononcé pour la plaisanterie déstabilise ses concitoyens. Et il n'hésite pas à déployer son humour grinçant à ses propres dépens ou même à brocarder sa partenaire politique, Megawati, pour ses piètres talents d'oratrice : « Elle et moi formons un couple idéal », explique-t-il, « je suis aveugle et elle est muette ! »

François Raillon Monsieur le Président, je souhaiterais, si vous en êtes d'accord, commencer cet entretien par un bref retour en arrière : quel a été, pour vous, le sens profond de votre élection comme quatrième chef de l'État indonésien, le 20 octobre 1999 ?

Abdurrahman Wahid Ce qu'il faut rappeler, c'est que cette élection a eu lieu à un moment où s'exprimait un refus général du semi-autoritarisme des gouvernements Habibie et Soeharto. Et, du coup, mon arrivée au pouvoir a été perçue comme la victoire de la démocratie. Dans mon esprit, la démocratie signifie la mise en œuvre de plusieurs principes : suprématie du droit, égalité de traitement pour tous les citoyens, justice pour tous et honnêteté du gouvernement dans ses rapports avec le peuple. Sans oublier la liberté d'expression. Telle est la conception de la démocratie sur laquelle se fonde l'action de mon gouvernement.
F. R. - Remontons encore un peu plus loin dans le temps : quelles ont été, selon vous, les raisons de la démission du président Soeharto ?
A. W. - Je crois que l'autoritarisme du président Soeharto était tel qu'il avait fini par étouffer toute possibilité d'expression divergente ou alternative. Au point que l'opinion indonésienne ne pouvait plus supporter cette pensée officielle monolithique qui propageait, par surcroît, un matérialisme étranger à l'Indonésie. Ensuite, le président Soeharto détournait le sens du mot démocratie en contraignant les Indonésiens à accepter une injustice flagrante : il favorisait ses propres enfants et tenait le reste du monde pour insignifiant. Enfin, il a eu le tort de mettre l'accent sur l'unité ou l'uniformité plutôt que sur l'union nationale. Il préconisait une unité au sens le plus strict, alors même que l'unité essentielle, l'unicité, ne relève que de Dieu qui, seul, est unique. Du reste, même sur ce dernier point, les opinions divergent. En tant que musulman, l'idée que je me fais de l'unicité de Dieu diffère de celle des chrétiens. En d'autres termes, l'unicité de Dieu exprime, à mon sens, quelque chose d'extrêmement élevé que nous ne pouvons atteindre. Soeharto, lui, croyait que les Indonésiens risquaient de négliger l'unité. Ce que ni lui ni Habibie n'avaient compris, c'est que la nation indonésienne est, au contraire, éprise d'unité, mais que cette unité n'a pas besoin d'être formulée car elle est implicite. Autrement nous ne serions pas Indonésiens...
F. R. - Vous considérez, donc, que votre prédécesseur, B. J. Habibie, a commis les même erreurs que Soeharto ?
A. W. - Oui, dans une large mesure. Et je puis vous donner un autre exemple de ces errements : Habibie avait fait de la science son idole ; seulement, il avait oublié que le développement industriel ne repose pas exclusivement sur les applications scientifiques. On peut, sans trop de difficultés, se procurer les procédés offerts par la science et la technologie, mais un manager honnête et responsable ne s'obtient pas avec des brevets !
F. R. - Une grande partie de l'opinion exige de voir le principal promoteur de l'ancien régime, le général …