Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'ALLEMAGNE ET SES SPECTRES

Otto Schily, né en 1932 à Bochum, est le seul membre du gouvernement Schröder qui n'appartient pas à la génération d'après-guerre (ou tout juste, Gerhard Schröder étant né en 1944). Les Allemands qui ont vécu, même enfants ou adolescents, les bombes, les destructions, l'occupation et la misère, ont une autre vision de l'histoire. C'est sans doute pourquoi aujourd'hui, au poste de ministre de l'Intérieur, Otto Schily s'emploie avec tant d'énergie à éradiquer l'extrême droite néonazie. Issu d'une famille aisée de la Ruhr (son père était directeur d'usine) adepte de la doctrine anthroposophique de Rudolf Steiner, il se considère comme un citoyen du monde de tendance libérale. Il apprécie la littérature, parle le français, joue du violoncelle et du piano. On lui prête un grand pouvoir d'empathie. Formé au métier d'avocat, il rejoignit la mouvance gauchiste après les événements de 1968, allant même jusqu'à défendre devant les tribunaux allemands une terroriste de la Fraction armée rouge: Gudrun Ensslin. Il fut l'un des fondateurs du parti Vert allemand dans les rangs duquel il milita jusqu'en 1989. Cette année-là, lassé par les innombrables querelles et les débats sans fin dont les Verts sont coutumiers, et grâce à ses amitiés avec certains leaders socialistes, il passa au SPD. De 1994 à 1998, il fut vice-président du groupe parlementaire socialiste au Bundestag, sous la houlette de Rudolf Scharping, jusqu'à ce que Gerhard Schröder l'appelle au gouvernement.

Jean-Paul Picaper - Monsieur le Ministre, on a assisté ces derniers mois à une résurgence du néonazisme en Allemagne. Il s'agit d'un phénomène très minoritaire mais que, à juste titre, vous prenez au sérieux. Vous vous apprêtez même à présenter devant la Cour constitutionnelle une demande d'interdiction du parti d'extrême droite NPD. Pourquoi certains partis et hommes politiques, parmi les libéraux notamment, contestent-ils cette initiative ?

Otto Schily - Ils prétendent que c'est une erreur parce que l'extrémisme de droite ne disparaîtra pas pour autant. Qu'ils se rassurent : personne ne se fait d'illusions à ce sujet ! Il est clair qu'interdire un parti ne supprime ni ses adhérents ni leurs opinions. Cette interdiction est un élément parmi d'autres dans une stratégie d'ensemble. L'État doit combattre l'extrémisme et la violence par l'éducation, le débat et l'information. Mais il doit aussi utiliser son droit de coercition pour éliminer toutes les structures qui fournissent une aide matérielle et psychologique à la violence xénophobe, au racisme et à l'antisémitisme.
J.-P. P. - La tâche ne sera pas facile. Il y a des précédents qui ne plaident pas en votre faveur...
O. S. - Vous faites sans doute allusion à la demande d'interdiction déposée par le gouvernement d'Helmut Kohl contre le FAP, une organisation néonazie. Si cette démarche a échoué, ce n'est pas en raison des lenteurs de la justice mais parce que ce groupement n'était pas un parti politique et que la Cour s'est déclarée incompétente. Le FAP a finalement été dissous à titre d'association — une décision qui relève de la compétence du gouvernement. Moi-même, j'ai interdit le groupe « Blood and Honour » qui était une association nettement raciste et antisémite. En revanche, l'interdiction d'un parti politique tel que le NPD est du ressort de la Cour constitutionnelle qui, comme vous le savez, met la barre très haut. Les partis sont, en effet, protégés par l'article 21 de la Loi fondamentale. L'interdiction est une mesure grave qui ne saurait être prononcée qu'en toute dernière instance. En la matière, la plus grande prudence s'impose. Cela dit, en ce qui concerne le NPD, les Renseignements fédéraux ont réuni quelque 500 pages de preuves que nous avons étudiées avec soin. Mes collègues de Bavière, Basse-Saxe, Saxe-Anhalt et moi-même les avons estimées suffisamment convaincantes et cohérentes pour servir de base à un recours en interdiction.
J.-P. P. - Qu'en dit le chancelier Schröder ?
O. S. - En Conseil des ministres, il a été d'avis comme moi que la demande d'interdiction d'un parti ne devait pas émaner uniquement du gouvernement, mais aussi du Parlement. Nous avons donc réuni une conférence des ministres de l'Intérieur des Länder. Puis nous avons obtenu l'accord du Parlement. J'avais mis notre documentation à la disposition des députés.
J.-P. P. - Qu'y a-t-il dans ces 500 pages ?
O. S. - Nous avons des preuves de connexions entre le NPD et les « camaraderies » néonazies, ainsi qu'avec « Blood and Honour » et d'autres groupes de skins néonazis.
J.-P. P. …