Le Pérou a connu une année politique extrêmement riche en rebondissements. Les élections présidentielle et législatives d'avril 2000 furent entachées de nombreuses irrégularités. Quelques mois plus tard, Alberto Fujimori, président depuis 1990, s'enfuyait au Japon.
Ces événements étaient, malheureusement, prévisibles dans un pays caractérisé par la dérive autoritaire du pouvoir. Alberto Fujimori et son éminence grise, le directeur des services de renseignement, Vladimiro Montesinos, ont exercé un contrôle étroit sur les institutions judiciaires, neutralisé brutalement les médias indépendants (expropriation en 1997 du propriétaire de la chaîne Canal 2-Frecuencia latina) et déstabilisé des dirigeants de l'opposition tels qu'Alejandro Toledo ou Luis Castaneda Lossio.
Lors de la campagne électorale du printemps 2000, plusieurs missions d'observation internationales ont dénoncé l'ampleur de la fraude. Ces manipulations n'ont cependant pas permis l'élection au premier tour d'Alberto Fujimori. Selon les résultats officiels, le président sortant aurait obtenu 49,87% des suffrages contre 40,24% à Alejandro Toledo. En réalité, les premiers décomptes faisaient apparaître une nette avance de ce dernier. Aux élections législatives, la coalition gouvernementale recueillait 42% des voix (soit 52 sièges sur 120), perdant ainsi la majorité absolue, tandis que le parti de M. Toledo totalisait 23% des suffrages et 29 sièges. Naturellement, le second tour de la présidentielle se déroula dans un climat très tendu: Alejandro Toledo s'étant retiré pour protester contre la fraude, Alberto Fujimori était réélu aisément et investi le 28 juillet 2000. Mais il entamait son troisième mandat avec une légitimité interne et une crédibilité internationale diminuées.
Le cours de l'Histoire s'est accéléré après la diffusion d'une cassette vidéo où l'on voyait Vladimiro Montesinos remettre 15000 dollars à un parlementaire. Le directeur des services de renseignement, qui enregistrait tous ses entretiens, a finalement été pris à son propre piège. On soupçonnait, en effet, Alberto Fujimori de s'être assuré une majorité au Parlement en achetant certains députés. La suspicion se mua en certitude. Dès lors, le limogeage de Montesinos, son départ pour le Panama, puis son retour rocambolesque quelques jours plus tard, ne pouvaient qu'entraîner la chute du régime tant les liens entre les deux hommes étaient étroits.
Alberto Fujimori annonça que de nouvelles élections, auxquelles il ne participerait pas, auraient lieu en avril 2001. Mais Vladimiro Montesinos, détenteur d'une masse d'informations sur les malversations commises par le président, exerça sans doute une forme de chantage sur ce dernier. Ce qui expliquerait le départ précipité de l'ancien chef de l'Etat pour le Japon, puis sa démission. Mais le 22 novembre 2000, le Parlement péruvien, refusant de le laisser tirer sa révérence avec un minimum de dignité, le destitua pour «incapacité morale permanente». Le président du Parlement, Valentin Paniagua, un proche d'Alejandro Toledo, devenait chef de l'Etat par intérim. La nomination de l'ancien secrétaire général des Nations unies, Javier Perez de Cuellar, au poste de premier ministre traduit les priorités du gouvernement intérimaire: rendre à l'action gouvernementale une crédibilité fondée sur l'expérience et sur la probité des responsables politiques, et préparer de nouvelles élections, cette fois au-dessus de tout soupçon.
Alejandro Toledo, président du parti «Peru Posible», a déclaré sa candidature à la présidence de la République. Il entend rallier à lui les déçus du fujimorisme, tout en rassurant les milieux économiques et les investisseurs. A cette fin, il a élaboré un programme libéral à forte connotation sociale. Considérant que son élection lui a été volée, il espère que l'année 2001 saura lui rendre justice. Pour exaucer ce voeu, il ne lui reste qu'à convaincre une majorité de Péruviens ...
Pascal Drouhaud - Monsieur Toledo, pourquoi avez-vous décidé d'entrer en politique ?
Alejandro Toledo - Tout d'abord, parce que je suis un rêveur. Mais je rêve les yeux ouverts. J'ai été fonctionnaire international à la Banque mondiale, aux Nations unies, à la Banque interaméricaine de développement. J'ai enseigné à Harvard. Seulement, je ne voulais pas être un bureaucrate qui se contente de bien gagner sa vie, de voyager dans le monde entier et de conseiller les gouvernements. Mon ambition a toujours été d'agir pour le pays que j'aime. D'autant que le Pérou m'a beaucoup apporté. Je suis issu, vous le savez, d'une couche sociale extrêmement modeste. Je suis né dans la misère et j'ai eu la chance de pouvoir y échapper. Désormais, je voudrais rendre à mon pays ce qu'il m'a donné, acquitter ma dette. Voilà les raisons qui m'ont conduit à me lancer en politique.
P. D. - Nous allons, naturellement, parler de la situation au Pérou. Mais, auparavant, j'aimerais vous poser une autre question personnelle : quels enseignements politiques et humains avez-vous retenus de cette enfance très pauvre ?
A. T. - J'ai un doctorat de Stanford, en économie. J'ai été professeur à Harvard pendant quatre ans et j'ai reçu huit doctorats honoris causa de diverses universités. Pourtant, ce qui est le plus important, c'est le « doctorat de vie » que j'ai obtenu lorsque j'étais très jeune. Je suis né dans les Andes, dans la région d'Ancash, là où, à 4 000 mètres d'altitude, les gens vivent plus près du soleil. J'appartiens à une famille de seize enfants. Dans les Andes, j'étais berger. Je gardais des brebis. Lorsque je suis arrivé sur la côte, j'ai dû changer d'activité, cirer des chaussures, vendre des glaces, des tamales (1), des journaux et des billets de loterie. A onze ans, je suis devenu correspondant d'un journal national qui s'appelle La Prensa. Je me souviens que lorsque mon premier article a été publié, je me sentais très fier. Lorsque je le montrais aux gens que je connaissais, personne ne voulait me croire. Ce que j'ai appris, c'est qu'il ne faut pas rater les occasions qui s'offrent à nous. La deuxième leçon, c'est qu'un échec n'est jamais définitif. La troisième, c'est que la société est très stratifiée et les possibilités de mobilité sociale fort inégalement réparties. Mon cas est, en quelque sorte, une erreur statistique. D'où la nécessité de rêver les yeux ouverts si l'on veut que tous aient les mêmes chances, que les millions de gens pauvres puissent devenir des professionnels, faire ce qu'ils veulent, penser librement, voire, s'ils le désirent, commettre l'erreur de devenir président !
P. D. - Comment expliquez-vous votre modeste résultat électoral de 1995 (2) ?
A. T. - J'enseignais à Harvard, puis à Tokyo, lorsque j'ai pris la décision de faire un bond en avant. C'est-à-dire de passer à la politique pour pouvoir faire profiter mon pays de mon expérience. J'ai publié un petit ouvrage, Cartes sur table, puis je suis rentré au Pérou où nous …
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