Les Grands de ce monde s'expriment dans

COTE D'IVOIRE : LES CHANTIERS DU PRESIDENT

En prenant le pouvoir que lui offraient, le 24 décembre 1999, quelques bataillons de soldats mutinés, le général Robert Gueï a aussitôt revêtu, aux yeux de ses concitoyens, le costume du sauveur. Non que les Ivoiriens, qui s'enorgueillissaient jusque-là d'appartenir à l'un des rares pays africains n'ayant jamais connu de coup d'Etat militaire, aient un quelconque penchant pour l'uniforme. Mais le président Henri Konan Bédié, qui avait pris en 1993 la difficile succession de Félix Houphouët-Boigny, avait réussi en six ans à peine à plonger la Côte d'Ivoire - considérée naguère comme l'Etat le plus prospère et le plus stable d'Afrique de l'Ouest - dans un tel marasme économique et dans une telle crise politique que son renvoi a pris, en cette veille de Noël, des allures de miracle.

La volonté affichée par le général de remettre la Côte d'Ivoire sur les rails de la démocratie a fait croire, un moment, que le pire était passé. Il a fallu rapidement déchanter. Le chef de l'Etat intérimaire se découvre vite des ambitions présidentielles et renoue, pour les réaliser, avec les pires méthodes de son prédécesseur. Le choix d'une conception étroite de la nationalité ivoirienne - soutenu par le ténor socialiste Laurent Gbagbo - lui permet d'écarter celui qu'il croit être son rival le plus menaçant, l'ancien premier ministre d'Houphouët-Boigny et ex-directeur adjoint du Fonds monétaire international : Alassane Ouattara. En même temps que l'ethnicisation du champ politique est portée à son comble, les milices du pouvoir terrorisent et rackettent une population vite revenue de ses illusions.

Après la mise à l'écart de M. Ouattara et des candidats les plus sérieux du PDCI - l'ex-parti au pouvoir - , ne restent en lice, pour les élections présidentielles du 22 octobre 2000, que le général Gueï et Laurent Gbagbo. Le vote a lieu dans un climat de violences interethniques dont les premières victimes sont les immigrés sahéliens et les Ivoiriens du Nord. Malgré une faible participation électorale due à la mise hors jeu de M. Ouattara, la victoire de M. Gbagbo sur le général-président ne souffre pas d'ambiguîté. Après une ultime tentative de putsch, ce dernier finit par s'incliner. C'est donc, comme il le dit lui-même, dans des « conditions calamiteuses » que le chef de l'Etat élu s'installe dans ses fonctions. D'autant que ses premiers mois de présidence sont marqués par de graves incidents à coloration xénophobe, que d'aucuns lui reprochent de n'avoir ni su ni voulu empêcher.

Depuis le début de l'année, les choses semblent toutefois rentrer progressivement dans l'ordre. Les élections municipales du 25 mars dernier, test démocratique pour le nouveau régime qui a un urgent besoin de restaurer sa crédibilité, se sont déroulées à peu près calmement. Le parti d'Alassane Ouattara, qui avait décidé de ne pas boycotter ce scrutin, en sort légitimé et renforcé. Plus conforme à la réalité et aux convictions démocratiques affichées par M. Gbagbo, cette recomposition du paysage politique ivoirien devrait clore une période de tragiques turbulences. Dans le long entretien qu'il nous a accordé, le nouveau chef de l'Etat affirme sa volonté d'y mettre fin pour commencer enfin à réaliser son programme.

Sophie Bessis - Monsieur le Président, vous avez poursuivi vingt années durant une tenace stratégie de conquête du pouvoir par les urnes. Vos efforts ont fini par être récompensés. Comment résumeriez-vous votre itinéraire ?

Laurent Gbagbo - Mon itinéraire est celui d'un homme de gauche qui a cru, comme ceux de sa génération, d'abord dans le marxisme, puis dans le socialisme démocratique. En 1969, nous avons été une poignée d'amis à fonder un groupe politique dans une chambre d'étudiants, à Strasbourg. En 1982, nous étions à peine plus nombreux, à Abidjan, pour jeter les bases d'un parti démocratique de gauche. Dès l'origine, cependant, nous avons refusé de nous cantonner dans l'idéologie. Si nous avons créé le Front populaire ivoirien (FPI), c'est pour prendre le pouvoir et l'exercer. Ce chemin a été jalonné par mon départ en exil en 1982, mon retour en 1988 et ma candidature aux élections présidentielles de 1990. En 1990, nous obtenions du pouvoir l'instauration du multipartisme. A la première élection présidentielle pluraliste, nous avons obtenu 18 % des voix, puis 9 députés aux législatives et 6 communes aux municipales. Cela paraît dérisoire aujourd'hui, mais c'était beaucoup à l'époque. En 1995, nous avons amélioré notre score avec 13 députés et une quinzaine de mairies, dont des villes importantes. Vous connaissez la suite. Le 24 décembre 1999, la Côte d'Ivoire est le théâtre d'un coup d'État. Bien que profondément anti-militaristes, mes camarades et moi-même avons aussitôt estimé que cet événement ouvrait une « fenêtre d'opportunité » dont il fallait profiter. Cela dit, je ne souhaite à aucun démocrate de parvenir au pouvoir dans des conditions aussi calamiteuses.
S. B. - On a beaucoup critiqué le rôle du FPI pendant la période dite de transition...
L. G. - Je sais. Mais la politique, c'est comme un championnat de football. On peut avoir un point de vue sur la façon dont chaque entraîneur organise son équipe. Il n'empêche qu'à la fin de la saison, le meilleur est celui qui aura remporté la coupe. En politique, le peuple vous juge sur vos résultats. Nous ne faisons pas partie des gens qui ont réalisé le coup d'État, loin s'en faut, mais nous avons pris acte du fait qu'il avait eu lieu. Ses auteurs ont demandé à tous les partis de participer au gouvernement. Nous avons accepté. En entrant dans le cabinet de coalition formé autour des militaires, nos ministres avaient un objectif clair : il fallait tout faire pour qu'on rédige une Constitution, qu'on l'adopte, et que des élections présidentielles et législatives aient lieu dans les meilleurs délais. Nous souhaitions même qu'elles soient organisées avant juillet 2000, afin que le président nouvellement élu puisse participer au sommet de l'OUA. Même si nous n'avons pas eu satisfaction sur les dates, l'essentiel a été obtenu : la Constitution a été adoptée et les élections présidentielles se sont déroulées le 22 octobre.
S. B. - Aviez-vous confiance dans le résultat de ce scrutin ?
L. G. - J'ai acquis la certitude d'être élu à la …