Les Grands de ce monde s'expriment dans

NOUVELLE RUSSIE, NOUVEAU MENSONGE

Elena Bonner est la fille d'un activiste du parti communiste arménien, Guevork Alikhanov. Lors des grandes purges de 1937, ses deux parents ont été arrêtés et internés dans les camps staliniens. Elle a servi dans l'armée Rouge de 1941 à 1945 en tant qu'infirmière. Invalide de guerre, elle reprend néanmoins ses études une fois la paix revenue, devient médecin et épouse l'académicien Andreï Sakharov - père de la bombe H soviétique. Dans les années 60, ce grand scientifique est l'une des premières personnalités à entrer en dissidence. Elena Bonner a été, elle-même, une figure essentielle de la lutte pour les droits de l'homme: elle est l'auteur de centaines de lettres et pétitions en faveur des dissidents jetés en prison, envoyés dans des camps ou des hôpitaux psychiatriques. Elle fut, avec d'autres, à l'origine du Comité Helsinki en Union soviétique. C'est elle, en outre, qui a créé un fonds d'aide aux enfants de prisonniers politiques. Lorsqu'Andreï Sakharov fut assigné à résidence à Gorki (1980 à 1986), elle a été, un an et demi durant, le seul lien entre l'académicien et le monde extérieur, avant d'être jugée à son tour et condamnée à partager son exil.

Dans la période post-soviétique, Elena Bonner a fait paraître plusieurs livres, dont les oeuvres d'Andreï Sakharov, ainsi que ses propres mémoires. Elle a continué son combat pour les droits de l'homme et les libertés dans la Russie post-communiste en fondant, à Moscou, le centre Sakharov. Cette institution, financée par des dons privés, édite notamment des livres consacrés à l'histoire et à la culture des peuples opprimés sous le régime soviétique. En pointe dans le mouvement d'opposition à la guerre de Tchétchénie, le centre Sakharov a publié de nombreux livres, recueils collectifs, et autres albums de photos consacrés à la petite république caucasienne.

Galia Ackerman - Après l'Assemblée nationale, le Sénat français a décidé de reconnaître le génocide du peuple arménien perpétré par les Turcs en 1915. Que vous inspire cette décision ?
Elena Bonner - Un sentiment d'admiration ! Je considère que le Parlement français a pris là une initiative de la plus haute importance d'un point de vue politique et moral. Je ne vois d'ailleurs, dans cette décision, rien d'humiliant ni d'offensant pour Ankara. Au seuil du troisième millénaire, la reconnaissance des fautes passées et des tragédies de l'histoire ne peut qu'être bénéfique au peuple turc, comme à tous les autres peuples de la planète. Car seule la reconnaissance du mal permet d'éviter qu'il ne se répète. Cela dit, je n'en salue pas moins le courage des parlementaires français qui ont tenu bon malgré la pression de la Turquie — alliée de la France au sein de l'Otan. Nos représentants à la Douma feraient bien d'en prendre de la graine !
G. A. - Votre défunt époux, l'académicien Andreï Sakharov, aurait certainement soutenu cette démarche française, lui qui avait dénoncé le sort réservé à certaines minorités opprimées d'Union soviétique à une époque où personne n'en parlait. Je me souviens notamment de ses premiers textes diffusés en samizdat au milieu des années 60, où il prenait fait et cause pour les Tatars de Crimée (1) déportés en 1944 par Staline...
E. B. - Sakharov a également défendu les droits des Meskhètes (2), des Allemands de la Volga (3), des Juifs ; et il suivait de très près les problèmes du Haut-Karabakh et de l'Abkhazie. Les injustices commises à l'égard des petits peuples le faisaient réellement souffrir.
G. A. - Andreï Sakharov avait été l'un des premiers à entrer en dissidence. Avec le recul, comment évaluez-vous le rôle historique du mouvement qu'il a contribué à lancer ?
E. B. - Je crois que les dissidents ont joué un rôle essentiel. Parce qu'ils ont osé vivre librement dans un pays non libre, parce qu'ils ont exposé librement leurs opinions vis-à-vis des autorités et de l'histoire soviétique, ils ont offert une bouffée d'air pur et d'espoir à leurs compatriotes. Grâce aux dissidents, la société savait que l'on pouvait vivre autrement.
G. A. - Le combat des dissidents était-il sous-tendu par un projet politique commun ?
E. B. - Ce qui est sûr, c'est que la dissidence n'avait pas pour objectif la conquête du pouvoir. Son projet était avant tout d'ordre existentiel : il s'agissait de vivre dans la dignité et en accord avec sa conscience. Son action désintéressée en faveur des droits de l'homme a aidé de nombreuses personnes à survivre, physiquement et spirituellement. Au fond, les dissidents ne faisaient pas autre chose que les militants des droits de l'homme aujourd'hui : ils défendaient ceux qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes et — croyez-moi — ces gens-là sont encore nombreux dans la Russie nouvelle où l'individu n'est pas suffisamment protégé. Ce n'est pas un hasard si j'emploie l'expression « Russie nouvelle » plutôt que …