Les Grands de ce monde s'expriment dans

PLAIDOYER POUR UN ISLAMISME TEMPERE

Le 21 février dernier, Cheikh Hassan El Tourabi est arrêté par les forces de sécurité du président Omar Hassan Ahmad El Béchir. Ce dernier l'accuse d'avoir signé un mémorandum d'entente avec les rebelles du Sud-Soudan de John Garang. Intellectuel réputé, Cheikh Tourabi a longtemps été l'idéologue et l'éminence grise du général Béchir, arrivé au pouvoir en 1989 à la suite d'un coup d'Etat militaire. Mais le rayonnement international de Tourabi, sans rapport avec sa position officielle au sein de l'Etat, a fini par porter ombrage aux responsables de la junte. Il a surtout valu au Soudan la triste réputation de servir de repaire au terrorisme islamiste international. Cheikh Hassan El Tourabi a notamment suscité l'effroi des Occidentaux en organisant des «Conférences du peuple musulman» qui ont réuni le gotha des mouvements révolutionnaires arabes en 1991 et 1993 (1).

En raison du soutien qu'il a apporté à Saddam Hussein, en 1991, le Soudan s'est retrouvé très isolé sur la scène internationale, y compris dans le monde arabe. Les choses ne se sont pas arrangées lorsqu'en 1995 la junte soudanaise a été fortement soupçonnée d'être impliquée dans une tentative d'assassinat visant le président égyptien Moubarak. Trois ans plus tard, à la suite de l'attentat contre l'ambassade américaine à Nairobi (Kenya), les Etats-Unis ont bombardé la banlieue de Khartoum et renforcé l'embargo contre le Soudan.

A l'intérieur du pays, la situation n'est guère plus brillante. Confronté à l'une des plus vieilles insurrections d'Afrique, le régime a lancé une «guerre sainte» contre les rebelles «impies» du Sud-Soudan. Ce prosélytisme agressif a débordé vers les pays voisins, en particulier, les Etats à dominante chrétienne comme le Kenya, l'Ouganda, l'Erythrée et l'Ethiopie.

Dans un tel contexte, la junte islamiste a eu fort à faire pour essayer de corriger son image et de rassurer les Occidentaux. En 1996, elle a organisé des élections censées «civiliser» le pouvoir des militaires à défaut de le légitimer. En signant un accord de paix avec quelques guérilleros dissidents (en 1997), elle a engagé un processus de réconciliation nationale qui a surtout consisté à diviser l'opposition armée: la SPLA (Sudan People's Liberation Army) de John Garang, dans le Sud, et la National Democratic Alliance (NDA) de Sadiq El Mahdi, en exil en érythrée. Le retour à Khartoum dudit Sadiq El Mahdi, fameux vétéran de la vie politique soudanaise, a pu laisser croire à une réelle volonté d'ouverture de la part du régime. Mais l'espoir fut de courte durée. Fin 1999, le président Béchir décrétait l'état d'urgence et, coup de théâtre, écartait son allié de toujours, Cheikh Tourabi, qui briguait le poste de premier ministre.

Les élections présidentielles et législatives de décembre 2000 ont ainsi opposé l'actuel président à un «vieux cheval de retour», en la personne du général Jaafar Muhammad Nimeiri qui avait régné sur le pays d'une main de fer entre 1969 et 1985. Toutefois, l'ouverture des bureaux de vote pendant plus de dix jours, la faiblesse de la participation électorale, le boycott du scrutin par l'opposition et l'absence d'observateurs internationaux ont achevé de décrédibiliser cette prétendue transition démocratique. Une blague qui circulait à Khartoum, durant la campagne, en dit long sur l'absence d'illusion des Soudanais: «Aux Etats-Unis, on ne savait toujours pas le résultat du scrutin un mois après; alors qu'au Soudan, c'était l'inverse, on le connaissait déjà un mois avant!»

Cet entretien, réalisé juste avant l'arrestation de Cheikh Hassan El Tourabi, revêt de ce fait une dimension exceptionnelle. Le leader islamiste y revient sur son «divorce» avec les militaires et s'explique sur sa vision de la religion. Juriste de formation, il accorde beaucoup d'importance au cadre formel et théorique d'une république islamique où les non-musulmans pourraient vivre en paix. Il développe, à ce propos, une vision oecuménique qui ne cadre guère avec sa réputation et qui, malheureusement, ne s'est pas traduite dans les faits jusqu'ici. Dans le Sud du Soudan, la guerre continue et les tentatives de réconciliation ont toutes échoué pour l'instant.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos - Pourquoi avez-vous décidé de boycotter les élections de décembre dernier ?
Hassan El Tourabi - Les Soudanais sont un peuple démocratique. C'est dans leur nature : historiquement, ils n'ont jamais connu d'autorité centralisée, à la différence des Égyptiens avec leurs pharaons. Lors des précédentes élections dans ce pays, il y a toujours eu une certaine forme de compétition — y compris du temps de la dictature Nimeiri et du régime de parti unique. Cette fois, nous avions même mis en place un très bon code électoral. Vos démocraties parlementaires récompensent les candidats les plus riches, qui sont les seuls à pouvoir financer une campagne électorale. Tandis que nous, nous avons développé un modèle égalitariste : dans notre système, par exemple, le temps d'antenne alloué à chaque candidat pour défendre ses idées devait être équitablement partagé. Quant aux campagnes électorales, elles étaient prises en charge par des personnalités soutenant les différents partis en lice. Malheureusement, les militaires ont centralisé le pouvoir autour de leur commandant en chef. A l'instar des socialistes, naguère, ils entendent tout contrôler, tout étatiser — y compris l'économie que nous avions pourtant libéralisée. Les militaires refusent la critique et considèrent le moindre opposant comme un ennemi. Non contents d'avoir dévoyé la Constitution de 1998, ils ont restauré la dictature, renoué avec les arrestations préventives, rétabli la censure de la presse et décrété l'état d'urgence. Pour couronner le tout, le président Béchir a utilisé les fonds publics et l'appareil d'État afin de promouvoir sa candidature. En participant à ce scrutin, nous aurions certainement gagné quelques sièges ; mais nous aurions, par la même occasion, discrédité nos valeurs islamiques. Car l'islam ne préconise pas une telle concentration de pouvoir.
M.-A. P. de M. - L'opposition en exil avait déjà boycotté les précédentes élections de 1996. Pas vous... Qu'est-ce qui a justifié votre revirement ?
H. T. - Les élections de 1996 avaient été beaucoup plus libres. Certes, un seul parti était représenté, mais il y avait plusieurs candidats pour chaque poste. Et l'on n'avait eu à déplorer ni censure de la presse ni arrestations. Si le régime actuel n'était pas si borné, il aurait accordé plus de place à ses opposants et leur aurait laissé 40 % des suffrages aux élections de l'an passé. Au lieu de cela, il a voulu rafler la totalité des voix. Du coup, les candidats indépendants ont subi des pressions ou ont été carrément achetés. Dans les deux tiers des circonscriptions, on s'est retrouvé avec des candidats uniques — automatiquement élus puisque les législatives se déroulent en un seul tour, à la différence des présidentielles.
M.-A. P. de M. - Comment interprétez-vous le retour de Nimeiri sur le devant de la scène politique soudanaise ?
H. T. - Aucun des candidats en lice ne menaçait sérieusement le régime, pas plus Nimeiri que les trois autres indépendants. J'en parle d'autant plus librement que nous avons été amis, Nimeiri et moi ; nous avons fréquenté le même collège. Pour l'anecdote, sachez …