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ZIMBABWE : LE PARADIS PERDU

Agé de 82 ans, retiré de la vie politique zimbabwéenne depuis plus de vingt ans, Ian Smith est un vieil homme respectable. Le corps alerte et l'esprit vif, il reçoit ses visiteurs dans sa villa de Belgravia - le quartier des ambassades de Harare. Au-delà du soutien qu'il apporte au Mouvement pour le changement démocratique (MDC), la principale formation d'opposition, Ian Smith ne joue plus un rôle de premier plan dans la vie politique de son pays. Ne lui en déplaise, il n'en est pas moins fréquemment comparé par ses compatriotes à l'actuel président Robert Mugabe. En effet, les dérives du régime actuel leur rappellent de bien mauvais souvenirs. Descendant de fermiers et de négociants en viande écossais, Ian Smith s'était montré en son temps aussi inflexible que Robert Mugabe aujourd'hui. Après avoir déclaré unilatéralement l'indépendance de la Rhodésie, le 11 novembre 1965, il avait ensuite tenu tête au monde entier, à commencer par l'ancienne métropole britannique, pour préserver un régime d'apartheid au profit de la minorité blanche (parfois qualifié d'apartheid «coutumier», par opposition à une ségrégation réglementée dans les moindres détails en Afrique du Sud).

En 1979, Ian Smith avait fini par céder, acceptant d'organiser des élections dans le cadre d'une transition négociée avec les nationalistes noirs. Mais la victoire des modérés emmenés par l'évêque Murorewa n'avait pas mis un terme aux hostilités entre la guérilla du Front patriotique (aujourd'hui au pouvoir) et le régime de Ian Smith. Après la tenue d'une conférence constitutionnelle baptisée «Lancaster House» et un cessez-le-feu signé le 28 décembre 1979, Ian Smith lâcha définitivement prise. L'indépendance du Zimbabwe, proclamée en avril 1980, mit fin à seize années d'un pouvoir intransigeant, qui a abondamment usé de l'arme de la répression.

Aujourd'hui, c'est au tour de Robert Mugabe de faire de la résistance. Malgré la pression internationale et des menaces de sanctions, le président zimbabwéen, au pouvoir depuis vingt ans, refuse de partir. Dirigée par un leader syndical, Morgan Tsvangirai, l'opposition a effectué une percée remarquable lors des élections législatives des 24 et 25 juin 2000. Après quelques mois d'existence, le MDC (fondé le 11 septembre 1999) a remporté 57 des 120 sièges éligibles au Parlement. Mais l'Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (Zanu-PF), au pouvoir, n'a pas dit son dernier mot. Se préparant à la prochaine échéance, une élection présidentielle prévue pour mai 2002, Robert Mugabe continue de faire de la réforme agraire sa principale stratégie de défense. Depuis l'indépendance, la question des terres se pose de façon lancinante. La réforme agraire n'a cessé d'être à l'ordre du jour, sans jamais être vraiment réalisée, perpétuant un sentiment de spoliation.

Aux abois, le chef de l'état a décidé de manipuler cette frustration à des fins politiques. Le mouvement d'occupation des fermes détenues par des Blancs a été lancé le 28 février 2000, deux semaines après le camouflet infligé au pouvoir à l'occasion d'un référendum constitutionnel proposant la saisie des terres sans compensation. La victoire du non, avec 54,6% des voix, a marqué un grand tournant. Pour la première fois, le régime s'est vu clairement signifier la perte de sa légitimité. Les anciens combattants du Zanu-PF n'en ont pas moins répondu à l'appel des autorités, en allant occuper des fermes en toute illégalité. Ils sont toujours déployés dans les campagnes, instillant la peur, bien que la situation se soit apaisée. Leur mobilisation avant les législatives de juin dernier s'est soldée par des intimidations et des violences, provoquant la mort de 34 personnes, parmi lesquelles 5 fermiers blancs. Les anciens combattants, dans l'espoir de se voir octroyer des terres, occupent le tiers des 4500 exploitations détenues par des agriculteurs blancs. Ces fermiers, qui possèdent 30% des surfaces arables du Zimbabwe, contribuent au revenu national à hauteur de 20% et fournissent, grâce à la culture du tabac, l'essentiel des recettes en devises du pays. Bien qu'ils soient devenus de véritables boucs émissaires, ils refusent de partir. Comme les milieux d'affaires de la capitale, ils redoutent un nouvelle vague d'invasions de fermes à l'approche de l'élection présidentielle.

Archétype du fermier rhodésien, Ian Smith a vu la taille de sa communauté se réduire au fil des ans. Avec 27'0000 personnes dans les années 60, les Blancs représentaient 5% des Rhodésiens. Ils ne sont plus que 70'000 à présent, soit moins de 1% de la population totale du Zimbabwe, passée à 12 millions d'habitants. Comme beaucoup de ses compatriotes blancs, Ian Smith dispose d'une grande exploitation agricole, située non loin de la seconde ville du pays, Bulawayo. Sa ferme fait partie des 1600 propriétés qui, depuis le mois de février 2000, ont été envahies par les anciens combattants du Zanu-PF. L'ex-chef d'état considère les soubresauts qui agitent son pays avec philosophie. D'autant qu'il estime que ces événements lui donnent raison et confortent sa nostalgie d'un passé mythifié. Pour cet homme profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale - à laquelle il a participé en tant que pilote de chasse de la Royal Air Force (RAF) britannique - , la guerre froide n'est d'ailleurs pas finie. Ian Smith raisonne toujours en termes d'antagonisme entre les «communistes» et le «monde libre» et revient sans relâche sur son credo: maintenir, dans son pays, un «niveau décent de civilisation» ...

Sabine Cessou - Vous qui avez longtemps présidé aux destinées de la Rhodésie, que pensez-vous de l'évolution du Zimbabwe ?
Ian Smith - La situation est en train de se détériorer très rapidement. Mugabe et son équipe semblent gagnés par un sentiment de panique ; et lorsqu'un animal blessé est acculé, il devient à la fois dangereux et imprévisible. Ces gens-là sont déterminés à se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Le respect de la loi et de l'ordre est le cadet de leur souci.
S. C. - Au-delà de la volonté des gouvernants de conserver le pouvoir, se pose aussi un problème de partage de la terre, n'est-ce pas...
I. S. - La question de la terre est un faux problème. Il s'agit, pour nos dirigeants, de grappiller des voix, un point c'est tout ! Ils ont toutes les terres qu'ils veulent, croyez-moi ! Mugabe a 4 millions d'hectares à sa disposition : qu'est-ce qui l'empêche de les distribuer, à votre avis ? Eh bien, je vais vous le dire moi : c'est que s'il en parlait maintenant à ses sympathisants, et notamment à ceux que l'on appelle les anciens combattants, ces derniers lui demanderaient immédiatement pourquoi il leur a caché ce trésor foncier. A son arrivée au pouvoir, le président Mugabe disposait en effet de 9 millions d'hectares à redistribuer. Tous les ministres et les hauts responsables du Zanu-PF se sont installés sur ces terres. Ils y sont toujours, d'ailleurs. Dans un rayon de 60 kilomètres autour de Harare, ils ont racheté pas moins de trois fermes en 1999. Et ils ont licencié 300 ouvriers agricoles. Ces employés avaient des maisons, de bonnes écoles, des infrastructures sportives et sanitaires. Depuis, personne n'a mis les pieds dans ces fermes, en dehors de ceux qui sont venus voler les portes et les fenêtres des habitations... Et j'allais oublier les termites qui sont là et bien là, eux ! Vous faut-il d'autres preuves du sérieux de nos gouvernants et de l'authenticité de leur attachement à la terre ?
S. C. - Vous attendiez-vous à une telle évolution de la situation, lorsque vous avez quitté le pouvoir ?
I. S. - Non. Notre objectif, à ce moment-là, était, d'une part, de maintenir un bon niveau de civilisation dans ce pays et, d'autre part, d'arriver à faire travailler tout le monde — les Noirs, les Blancs et tous les autres. Sans remonter à la préhistoire, je voudrais rappeler à vos lecteurs qu'en 1962, nous avions réussi à conclure un accord octroyant l'indépendance à la Rhodésie du Sud. Mais après avoir soutenu notre démarche, les gouvernements britannique et américain ont fait machine arrière sous la pression de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) (1). Force est de reconnaître qu'avec ses cinquante-trois États membres, qui représentent tous une voix aux Nations unies, l'OUA est une institution qui compte. Les nations qui la composent ont au moins une qualité qu'on ne peut leur contester : elles savent se montrer solidaires — alors que dans le monde …