Kemal Dervis est sans doute l'homme le plus populaire de Turquie. Appelé par le premier ministre Bülent Ecevit pour tenter d'enrayer la crise économique la plus grave que les Turcs aient connue depuis la fondation de la République par Mustafa Kemal, cet économiste et intellectuel de 52 ans, ancien vice-président à la Banque mondiale, est devenu en mars 2001 ministre d'Etat chargé de l'économie.
La Turquie, qui avait signé un accord de stand-by avec le Fonds monétaire international au début de l'an 2000, a été frappée par deux crises financières successives, en novembre 2000 puis en février 2001. Réagissant dans l'urgence, le gouvernement a alors décidé d'abandonner l'ancrage de la monnaie au dollar, à un cours préétabli (currency peg), qui constituait le principal outil de la politique de désinflation. La livre turque s'est immédiatement effondrée, perdant près de 40% de sa valeur.
Quelques semaines après sa nomination, Kemal Dervis a mis en place un nouveau programme de redressement et d'assainissement qui marque une rupture radicale par rapport au passé. La réforme la plus spectaculaire concerne le système bancaire: les banques d'Etat, dont les pertes accumulées sont estimées à 20 milliards de dollars, seront fermées. Il est également prévu d'abaisser les taux d'intérêt, d'accélérer les privatisations, de réduire la dette publique et le déficit budgétaire. A terme, l'objectif est de renouer avec une croissance stable et d'accroître la productivité. Cette cure d'austérité s'annonce douloureuse pour les Turcs, mais peut-être plus encore pour la classe politique qui, avec le démantèlement d'un système fondé sur le clientélisme et la corruption, craint de se voir dépossédée des instruments de son pouvoir.
Nouvelle figure charismatique de la politique turque, Kemal Dervis croit à la fois à l'économie de marché et à la nécessité d'un Etat fort. Ce ministre atypique, qui se réclame de la gauche démocratique mais n'appartient à aucun parti, représente en tout cas pour de nombreux Turcs un espoir: celui de voir leur pays sortir de l'impasse dans laquelle il se trouve.
Zeynep Gögüs - Monsieur le Ministre, d'après des sondages récents, si des élections législatives avaient lieu demain, 52 % des Turcs voteraient pour vous. Comment expliquez-vous un tel engouement pour un homme qui, il y a quelques mois à peine, était encore un inconnu fraîchement débarqué d'Amérique ?
Kemal Dervis - C'est un peu mystérieux, en effet. Le phénomène tient, à mon avis, à la gravité de la crise. Cette crise a commencé en novembre 2000 puis a connu une brusque accélération en février. Beaucoup de gens ont perdu leur travail. Depuis le début de l'année 2001, l'économie est en récession, de nombreuses usines ferment leurs portes, les entreprises ne parviennent plus à honorer leurs échéances. La situation est critique et le désir d'en sortir en est d'autant plus fort. Le fait qu'on ait pu mettre sur pied un programme économique, que ce programme ait été bien reçu à la fois en Turquie et à l'étranger, qu'on ait abaissé les taux d'intérêt, le fait finalement que l'activité reprenne un peu et qu'on ait réussi à obtenir une aide du FMI : tous ces éléments ont contribué à redonner confiance aux Turcs. Il se trouve que c'est moi qui suis à l'origine de ce programme et qui le coordonne. A travers ma personne, c'est cette politique de redressement que la population plébiscite.
Z. G. - Si l'on devait chercher un responsable à cette crise, qui désigneriez-vous ?
K. D.- On ne peut pas incriminer des personnalités précises. Tout au long des années 90, la Turquie a connu une très forte inflation et des taux d'intérêt réels astronomiques. Il est clair que la crise n'est pas apparue d'un coup mais qu'elle couvait depuis le début de la décennie. Autrement dit, bien qu'elle ait éclaté cet hiver, on ne peut pas en rendre directement responsable le gouvernement qui était au pouvoir pendant ces mois-là. C'est le système populiste et l'extrême enchevêtrement des sphères politique et économique qui sont en cause. En dix ans, la Turquie a accumulé une dette faramineuse. Et tous les gouvernements successifs ont apporté leur pierre à l'édifice. Je crois que c'est surtout la manière dont le système économique fonctionne qu'on doit changer et non telle ou telle personne.
Z. G. - Vos détracteurs voient en vous l'« envoyé spécial de l'Amérique ». Cette réputation ne risque-t-elle pas d'entamer votre popularité ?
K. D.- Vous savez, ma popularité est fragile ! En Turquie comme ailleurs, les sacrifices économiques sont toujours douloureux, surtout s'ils sont consentis dans l'urgence. Et il est commode, pour certains politiciens, d'accuser l'étranger. Pourtant, les choses sont très claires : le programme que nous sommes en train de mettre en place avec le soutien de la majeure partie de la population est un programme gouvernemental. Il a été élaboré en Turquie par des responsables turcs. Mais nous avions besoin d'un appui extérieur. C'est la raison pour laquelle nous l'avons soumis à diverses institutions internationales. Je dois dire que nos interlocuteurs nous ont témoigné une grande compréhension et …
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