Les Grands de ce monde s'expriment dans

POUR EN FINIR AVEC L'ECONOMISME

Henri Lepage et Brigitte Adès - Idéalement, quels devraient être, selon vous, les rôles respectifs du marché et de l'État dans le processus de développement économique ?

Amartya Sen - Nous devons toujours garder à l'esprit le fait que nous vivons dans un monde dominé par une grande variété d'institutions : le marché, l'État, la démocratie, la presse, les organisations non gouvernementales... Et cette liste est loin d'être exhaustive. Chacune de ces institutions joue un rôle essentiel et complémentaire pour favoriser le bien-être et accroître la liberté des individus. Prenons, par exemple, la démocratie : c'est incontestablement une institution importante. Et pas seulement parce que la liberté politique est, en soi, un objectif auquel nous accordons une grande valeur. Elle l'est, aussi, en tant que mécanisme institutionnel qui a notamment pour effet de contraindre les dirigeants politiques à protéger leurs populations contre les grands risques économiques que représentent les crises ou les famines. On n'a jamais vu une nation démocratique frappée par une vraie famine. Lors de la crise asiatique (1997), l'établissement de la démocratie fut la première exigence formulée par ces malheureux Indonésiens et Sud-Coréens qui venaient de tout perdre. La revendication démocratique y était d'autant plus pressante que la débâcle économique donnait aux plus démunis le désir de se faire mieux entendre.
H. L. et B. A. —- Cette complémentarité des institutions, à laquelle vous êtes si attaché, vous paraît-elle suffisamment prise en compte dans la réflexion sur les facteurs de la croissance ?
A. S. - Elle mériterait incontestablement d'être mieux reconnue. S'il est vrai que le marché est un formidable moyen d'assurer l'augmentation des revenus et l'amélioration des niveaux de vie, il n'empêche qu'il doit être encadré par l'action des pouvoirs publics. Des incitations spécifiques sont nécessaires pour que les marchés fournissent les biens et les services répondant aux besoins des plus pauvres. On fonde ainsi de grands espoirs sur la recherche médicale et la mise au point de nouveaux vaccins particulièrement performants. Mais, le jour où ces vaccins seront disponibles, il faudra probablement que les gouvernements s'engagent, à l'avance, à en acheter des quantités suffisantes pour que les pays pauvres en bénéficient vraiment. Par ailleurs, afin que ces recherches débouchent le plus rapidement possible, on pourrait imaginer un prix qui récompenserait toute découverte médicale majeure — comme celle de la mise au point d'un vaccin contre le sida. Les fondations, privées et publiques, peuvent être d'une grande utilité à cet égard. De même que la démocratie impose une certaine discipline aux choix politiques des dirigeants, une forme éclairée de générosité philanthropique peut contribuer à améliorer le jeu des incitations économiques. Cette complémentarité entre les différentes formes d'institutions ou, pour le dire autrement, entre les trois grandes libertés — liberté économique, liberté sociale et liberté politique — est l'une des principales leçons que nous enseignent les expériences récentes de développement réussies.
H. L. et B. A. —- La « globalisation » est-elle une menace, ou la promesse d'un avenir meilleur ?
A. S. - Ni l'une …