Les Grands de ce monde s'expriment dans

UNE COLOMBE AU PAYS DES AIGLES

Il a toujours aimé travailler au café, suivant un rituel immuable pour les horaires - entre dix heures et midi - comme pour les lieux - entre le Luxembourg et le Panthéon, non loin de son domicile parisien. Les serveurs connaissent, sans pour autant le reconnaître, ce petit monsieur toujours bien mis et discret qui, au gré des saisons, s'installe à la terrasse ou au fond de la salle, devant un express qu'il sirote toute la matinée. Jour après jour, Ismaïl Kadaré remplit au stylo bille une page ou deux, puis il s'arrête. Sur de grandes feuilles pliées, il aligne ainsi les tumultes balkaniques, les histoires tragiques ou grotesques de pachas ottomans et d'autocrates marxistes, sans oublier les antiques légendes de ses montagnes gorgées de sang.

Un tel anonymat serait, bien sûr, impensable à Tirana, la capitale albanaise qu'il a quittée en octobre 1990, peu avant la chute du communisme. Il y revient néanmoins deux ou trois fois l'an. Là, on le reconnaît et on l'aborde sans cesse. Ce n'est pas simple d'être un mythe national vivant, un Victor Hugo ou un Léon Tolstoï au «Pays des Aigles». «J'aurais pu sombrer dans la folie sous le poids d'un pareil fardeau; mais j'ai réussi à ne pas perdre la tête», confie celui qui, à 65 ans, apparaît comme l'une des rares autorités morales incontestées de la nation albanaise.

De son propre aveu, il représenta un «cas particulier» pendant la dictature communiste. Auteur à la fois reconnu et persécuté, dont un grand nombre d'oeuvres a été interdit, Ismaïl Kadaré ne fut pourtant pas un dissident et il l'admet volontiers. Il s'honore, toutefois, de n'avoir jamais été un laquais, «un ingénieur des âmes» au service du Parti et du Prolétariat.

Son Général de l'armée morte, publié en 1962 alors qu'il avait à peine 26 ans, narrait la dérisoire et pathétique odyssée d'un officier supérieur italien, à la recherche des corps de ses soldats restés dans les montagnes albanaises. On était déjà bien loin du réalisme socialiste. Ce livre le rendit immédiatement célèbre, bien au-delà des frontières de son pays. Toujours sur le fil du rasoir, ce magistral conteur excella, par la suite, à dépeindre les délires paranoïaques de ceux qui entendent forger un homme nouveau. «La vraie littérature a son propre calendrier, sa propre liberté qui n'a rien à voir avec la liberté extérieure», explique Ismaïl Kadaré qui fut souvent contraint de s'autocensurer ou de refaire certaines parties de ses oeuvres pour se rapprocher de la ligne officielle.

Ce fut le cas, notamment, pour Le Grand hiver qui racontait la rupture entre Tirana et Moscou, en 1961 - livre jugé trop «pessimiste» par le Parti. Un autre roman intitulé Le Palais des rêves fut interdit en 1982, peu de temps après sa sortie. Dictateur implacable jusqu'à sa mort, en 1985, Enver Hoxha était un fils de bonne famille qui avait étudié en France et qui, à la différence des autres dirigeants staliniens de l'Est, faisait figure de dandy lettré. Le «pacha rouge» éliminait sans pitié tous ceux qui défiaient son pouvoir absolu, mais il ne pouvait pas ne pas reconnaître le talent de cet écrivain qui, pour la première fois, offrait une place à l'Albanie au panthéon de la littérature mondiale. «On venait de la même ville, Gjirokaster, et du même quartier; il se voulait aussi homme d'écriture», se souvient Kadaré qui, pendant toutes ces années, risqua sa tête parce qu'il était, en même temps, admiré et jalousé par le tyran ... «Face à un tel pouvoir, un grand écrivain isolé est comme un arbre marqué pour être abattu.»

Après la chute de la dictature, en octobre 1990, Ismaïl Kadaré a poursuivi son oeuvre. Mais un seul des livres qu'il a écrits en France (Spiritus), son pays d'accueil, évoque les difficultés de l'après-communisme. «Il m'est difficile d'en parler, analyse-t-il, car il s'agit d'un monde banalisé où les gens cherchent d'abord à s'enrichir le plus rapidement possible.» Désormais orphelin de ses monstres et privé d'adversaire à sa mesure, l'illustre romancier a continué de témoigner et de s'engager. Il a dénoncé sans relâche l'oppression serbe au Kosovo et lancé de multiples appels en faveur de l'instauration d'un «protectorat international» dans la province. Son souhait fut exaucé en juin 1999, après l'intervention de l'Otan. Aujourd'hui, alors que la crise s'aggrave en Macédoine, où les Albanais représentent un quart de la population (1), Ismaïl Kadaré s'inquiète des dérives d'un extrémisme albanais qui risque de décrédibiliser la cause de son peuple.

Marc Semo - Malgré les pressions internationales, la guérilla albanaise continue de défier Skopje, au risque de déstabiliser la Macédoine — la seule République de l'ex-Yougoslavie qui avait été épargnée par la guerre depuis l'éclatement de la Fédération. Que vous inspirent ces événements ?
Ismaïl Kadaré - Ce qui se passe là-bas m'attriste profondément. Ces affrontements sont une véritable catastrophe, non seulement pour la région qui en est le théâtre, mais aussi pour les Albanais. Et je ne suis pas le seul à voir les choses ainsi ! Au moment où ce peuple exsangue, mon peuple, attend du soutien pour se remettre de la tragédie qu'il a vécue au Kosovo et pour reconstruire, enfin, sa maison délabrée, son image subit un coup fatal. Cet acte suicidaire lui cause un tort immense et, tant que personne n'y aura mis le holà, les dégâts ne feront que s'accroître. Hélas, il faut bien reconnaître que les Albanais — comme d'ailleurs les peuples balkaniques en général — sont souvent les artisans de leur propre malheur...
M. S. - A quoi pensez-vous précisément ?
I. K. - Les exemples ne manquent pas tout au long de notre histoire ! Ainsi, les Albanais n'ont pas su sortir à temps de l'Empire ottoman. Ils ne l'ont fait qu'au début du XXe siècle — autrement dit : trop tard. Et ils l'ont payé très cher par la suite. Arrivée parmi les dernières sur la scène régionale, la nation albanaise a été morcelée (2) et elle le demeure encore aujourd'hui. Autre exemple frappant : l'isolement de l'Albanie durant la période communiste. Enver Hoxha en fut, certes, le premier responsable ; mais nombre d'Albanais, à l'époque, ont confondu le patriotisme avec le soutien à un régime authentiquement criminel. Ce huis clos tragique, cette rupture avec l'Europe, qui était voulue par le régime, ont bénéficié du soutien de certains intellectuels sous prétexte de lutte contre l'impérialisme et l'Occident. C'est pourtant bel et bien dans cet Occident, métaphore de l'Europe en général, que l'Albanie doit maintenant trouver sa place. Il est toujours très facile, dans les Balkans, de créer des psychoses nationalistes et d'enclencher l'engrenage du pire. Les provocations font ressurgir immédiatement tout un passé de massacres et de haines accumulés. Les derniers développements de la situation en Macédoine sont très révélateurs à cet égard.
M. S. - Quel est l'objectif des extrémistes albanais de Macédoine ?
I. K. - Il est clair que les Albanais de cette ex-République yougoslave ne jouissent pas de tous les droits auxquels ils peuvent légitimement prétendre. Mais il est tout aussi évident que leur sort n'a rien à voir avec celui des Albanais du Kosovo avant leur libération. La situation de ces derniers était même à ce point dramatique qu'elle ne saurait servir d'élément de comparaison. Les Kosovars ont été torturés, massacrés, et leurs enfants ont été contraints, une décennie durant, de descendre dans des caves pour y recevoir un enseignement dans leur langue. Dieu merci, on ne voit rien de tel en Macédoine ! Reste …