Les Grands de ce monde s'expriment dans

PRIVATISER LA GUERRE

Sans doute est-ce une coïncidence si Tim Spicer habite, à Londres, dans la rue où vivait Mozart. D'aucuns considèrent pourtant cet ancien lieutenant-colonel de l'armée britannique, âgé de 45 ans, comme le plus grand virtuose des guerres privées. Pour d'autres, en revanche, Spicer n'est qu'un «chef mercenaire» qui tente de faire basculer des régions entières de la planète dans la guerre.
En 1982, Tim Spicer a combattu lors de la guerre des Malouines, avant de s'installer en Irlande du Nord où il commanda une unité de la Scots Guard. Il y fut décoré de l'Ordre de l'empire britannique (OBE), l'une des plus hautes distinctions militaires au Royaume-Uni. Plus tard, il porta le béret bleu des Nations unies et servit en Bosnie durant le siège de Sarajevo par les Serbes.
Mais c'est seulement après son départ du service actif qu'il commença à faire les gros titres de la presse. En 1997, il s'illustra par ses hauts faits sur l'île de Bougainville, en Papouasie-Nouvelle Guinée, où il était venu aider le gouvernement de Port Moresby à écraser une rébellion. Spicer fut néanmoins contraint de plier bagage en toute hâte après que l'un de ses alliés papous fut passé, avec tous ses hommes, à l'adversaire, menaçant de prendre les soldats étrangers en otages.
Un an plus tard, au Royaume-Uni, le fringant lieutenant-colonel se retrouva au centre d'un important scandale politique. Le premier ministre Tony Blair était accusé d'avoir encouragé des livraisons d'armes à la Sierra Leone, en violation de l'embargo imposé par les Nations unies. A l'époque, Spicer dirigeait une société du nom de Sandline, impliquée dans l'assistance fournie au gouvernement du président Ahmed Tejan Kabbah contre les rebelles de Foday Sankoh. En recourant aux services de la firme sud-africaine Executive Outcomes, Spicer organisa le retour au pouvoir de Kabbah en 1998. Mais devant le scandale qui, à Londres, prenait de l'ampleur, Kabbah dut annuler son contrat avec Sandline et Spicer fut contraint de lutter, des mois durant, pour démentir les accusations portées contre lui. Finalement, à l'issue d'une enquête officielle, Spicer et sa société furent totalement blanchis.
Depuis lors, notre homme adopte un profil bas. Il a réorganisé son entreprise - rebaptisée Strategic Consulting International (SCI) - et a conclu des accords de partenariat avec plusieurs autres sociétés occidentales spécialisées dans les «services de sécurité» privés. Mais l'autobiographie qu'il a publiée en 2000 sous le titre An Unorthodox Soldier fut un best-seller.
Qui est donc Spicer? Ce personnage, énigmatique au dire de tous, est-il le talentueux théoricien d'un nouveau type de guerre dans lequel le secteur privé jouera un rôle croissant? N'est-il pas plutôt, comme le prétendent ses détracteurs, un dangereux fauteur de troubles qu'il est urgent de contenir?
Dans sa première interview de fond, Spicer évoque ce qu'il qualifie de «nouvelle approche de la défense», et nous fait entrevoir un aspect encore méconnu de la vie internationale.

Amir Taheri - Monsieur Spicer, êtes-vous un mercenaire ?
Tim Spicer - Non. Un mercenaire se bat pour n'importe qui. Seul l'argent l'intéresse, et les considérations éthiques lui sont parfaitement indifférentes. Dans ces conditions, le métier des armes — l'un des plus nobles qui soient — n'est plus qu'une entreprise criminelle. Je me considère, moi, comme un soldat professionnel.
A. T. - Très bien. Il n'en reste pas moins que vous avez mené des hommes au combat pour de l'argent...
T. S. - Jamais nous ne nous sommes battus que pour de l'argent. Bien sûr, nous sommes rémunérés — encore que, dans certains cas, il nous soit arrivé de perdre de l'argent. En Angola ou en Sierra Leone, par exemple, nous avons investi dans la construction de cliniques et d'écoles car nous pensions que l'amélioration des conditions de vie locales contribuerait à notre succès. Mais, en tout cas, lorsque nous sommes intervenus dans des conflits, c'était toujours pour soutenir des gouvernements légitimes contre des forces rebelles antidémocratiques. Contrairement aux mercenaires, nous sommes liés par de très strictes contraintes éthiques.
A. T. - Quelles sont-elles ?
T. S. - Nous ne soutenons jamais des régimes ou des forces responsables de crimes contre l'humanité, d'opérations de nettoyage ethnique ou d'actes terroristes. Et nous ne nous battrons jamais du côté de ceux qui veulent écraser la volonté démocratique d'un peuple. Enfin, nous nous tenons à l'écart des guerres inter-étatiques. Dans le même temps, nous veillons à ce que nos activités s'inscrivent dans les limites de la légalité occidentale et internationale. Et au plan de la méthode, nous préférons aider des forces gouvernementales légitimes confrontées à un conflit plutôt que de faire le travail à leur place. L'éthique de la guerre est à nos yeux, vous le voyez, d'une importance capitale.
A. T. - Certains vous ont tout de même accusé de vous livrer au trafic d'armes...
T. S. - Après tout un tintamarre au Parlement britannique et une enquête longue, douloureuse et coûteuse pour notre entreprise, les chefs d'inculpation ont été abandonnés. Nous vérifions toujours, croyez-moi, l'origine des armes que nous nous procurons. Elles transitent par des canaux légaux.
A. T. - Vous avez prononcé le mot d'« éthique » à deux reprises. La guerre peut-elle être morale ?
T. S. - Elle n'a rien d'immoral en tant que telle. Pour Aristote, la guerre constituait la plus noble des activités humaines. Sans aller aussi loin, je crois que c'est un instrument politique indispensable pour résoudre certains problèmes et éviter de plus grandes tragédies. Il y a des moments dans l'Histoire où ce qui est immoral, c'est de ne pas entrer en guerre. Imaginez un instant que, au lieu de choisir la voie de l'apaisement, l'Occident soit intervenu militairement contre Hitler avant qu'il ne construise sa machine de guerre. De même, si les pays occidentaux avaient agi plus tôt dans les Balkans, nous n'aurions pas assisté à un tel bain de sang et à de telles souffrances. Quoi qu'il en soit, la vie est …