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RUSSIE: LA GRANDE BRADERIE

Galia Ackerman - Le grand expert de la politique économique russe que vous êtes vient de consacrer un livre à l'oligarque Boris Berezovski. A travers l'histoire de son ascension, vous décrivez le pillage massif des richesses nationales russes par le biais des pseudo-privatisations. Pouvez-vous retracer brièvement les principales étapes de cette grande braderie ?

Paul Klebnikov - Tout a commencé avec la libération des prix décidée par Egor Gaïdar (1) et son équipe, en 1992. Il en résulta une hyper-inflation qui plongea dans le dénuement 95 % de la population russe. Le pays avait pourtant la possibilité de construire son économie de marché grâce au capital des petites gens, grâce aux économies déposées dans des caisses d'épargne. C'est cette chance-là qui fut détruite par la flambée des prix. La privatisation telle que l'a conçue Anatoli Tchoubaïs, avec le système des vouchers (2) marqua la deuxième étape du processus. Elle débuta à la fin de 1993 et se prolongea à travers toute l'année 1994. Là encore, l'ensemble de l'opération reflétait soit un manque d'expérience, soit un déficit de volonté politique. Chaque citoyen russe reçut de l'État un voucher — un bon d'une valeur déclarée — qu'il pouvait échanger contre des actions des sociétés privatisées. Mais la quantité même de ces vouchers et le nombre de sociétés dont on annonçait la privatisation presque simultanément furent si astronomiques que le rapport entre l'offre et la demande s'en trouva complètement perturbé. Conséquence : les entreprises se vendaient pour une part infime de leur valeur réelle. Les calculs des architectes de cette privatisation, et notamment ceux d'Anatoli Tchoubaïs qui en fut le principal responsable, se révélèrent totalement faux. Troisième et dernière étape : les privatisations de 1995, puis celles, deux ans plus tard, des grandes compagnies pétrolières, des entreprises de la sidérurgie et des métaux non ferreux, qui n'avaient pas été privatisées lors de la deuxième étape. Leur privatisation s'est faite par le biais de ventes aux enchères. C'est ainsi que furent privatisés des géants comme Sibneft, Youkos, Lukoil, etc. Grâce à une entente préalable et frauduleuse destinée à évincer tous les autres acheteurs éventuels, ces compagnies furent vendues par le gouvernement, pour une bouchée de pain, à une petite poignée d'hommes que l'on allait bientôt appeler les « oligarques ».
G. A. - Les oligarques sont donc, selon vous, le produit de la deuxième vague des privatisations, n'est-ce pas ?
P. K. - L'année 1995 marque en effet l'apparition des oligarques en tant que groupe d'influence, même si la presse ne commence à évoquer ce phénomène que l'année suivante, au moment de l'élection présidentielle. Cette échéance a servi de révélateur : les Russes comprirent alors que, parmi les milliers d'entrepreneurs qui avaient amassé des capitaux à l'occasion des privatisations, un petit groupe de milliardaires avait étendu son contrôle sur toutes les grandes sociétés russes réellement profitables. Boris Berezovski joua d'ailleurs un rôle décisif dans la victoire de Boris Eltsine en mobilisant derrière lui les autres oligarques. Au lendemain de la réélection de son champion, …