Jean-Pierre Robin - Vous aviez maintes fois déclaré que le lien de fixité du peso et du dollar ne pouvait être durable. Vous aviez prédit que le système de « currency board » s'effondrerait, ce qui s'est effectivement produit à la fin de décembre 2001. Mais aviez-vous imaginé que l'Argentine tomberait dans un tel chaos économique, avec tous les risques politiques que cela représente ?
Paul Krugman - Non. Je pensais, en réalité, que le « currency board » (1) s'effondrerait bien plus tôt. Je n'ai jamais cru qu'il tiendrait aussi longtemps. Mais j'avais imaginé un scénario plus proche de la crise monétaire qu'a connue le Brésil en 1999. Or l'Argentine s'est trouvée confrontée à une crise plus ou moins constitutionnelle qui l'a plongée dans une situation catastrophique. Je garde l'espoir que les Argentins réussiront à prendre le dessus, mais il est certain qu'ils ont attendu trop longtemps. Et, malheureusement, il est toujours très problématique pour un gouvernement conservateur de devoir mettre en œuvre des politiques radicales.
J.-P. R. - La décennie 90 avait pourtant bien débuté. Les premières années de la présidence de Carlos Menem ont été marquées par la prospérité. Les choses ont commencé à se gâter à partir de 1995 avec la crise du Mexique, puis avec la crise asiatique. L'économie argentine est-elle victime de la mondialisation financière ?
P. K. - Très sincèrement, je pense que la situation se serait dégradée même s'il n'y avait pas eu les chocs que vous mentionnez. Le point fondamental est que le currency board était inadapté à ce pays qui n'est pas, par nature, une « économie dollar ». Le lien fixe avec la monnaie américaine était artificiel. En fait, le currency board a été trop longtemps soutenu par les circonstances et, notamment, par un important afflux de capitaux étrangers. Cela ne pouvait pas durer indéfiniment. Il est sûr que les crises, et en particulier la dévaluation du real brésilien de 1999, ont contribué à révéler les problèmes de l'Argentine, mais elles n'en sont pas la cause.
J.-P. R. - La force du dollar n'a-t-elle pas exacerbé les tensions ?
P. K. - Certainement. Le peso s'est trouvé fortement surévalué, à la fois du fait de la hausse du dollar américain et de la faiblesse de la monnaie brésilienne.
J.-P. R. - Au début des années 90, le président Carlos Menem et son ministre des Finances Domingo Cavallo étaient parvenus à vaincre l'hyperinflation et à instaurer la confiance. N'était-ce pas une grande victoire ?
P. K. - Je crois que vous avez une vision inexacte de la tragédie qui s'est jouée en Argentine à plusieurs reprises déjà. Domingo Cavallo a eu recours à une politique active de taux de change. Il s'est fixé un objectif monétaire — stabiliser la valeur du peso — afin de restaurer la crédibilité du gouvernement dans le combat contre l'inflation. Le système fonctionne un temps mais, après un moment, le problème du taux de change finit par apparaître en tant que tel. Il est tout …
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