Les Grands de ce monde s'expriment dans

RUSSIE : UN HOMME D'INFLUENCE

Evgueni Primakov a eu une carrière très inhabituelle au sein du système soviétique. Né en 1929 à Tbilissi, il a étudié les langues et civilisations orientales. Spécialiste du monde arabe, il a été rédacteur, puis rédacteur en chef des émissions en langues étrangères de la radio de Moscou (1956-1962). Entre 1962 et 1970, il a été d’abord commentateur, puis correspondant spécial de la Pravda au Proche-Orient, tout en remplissant des missions spéciales pour le compte des services secrets soviétiques, notamment au Kurdistan. En 1969, il a soutenu une thèse sur le développement économique de l’Egypte et, en quelques années, est devenu l’un des plus grands experts soviétiques du Proche-Orient. De 1970 à 1990, il a dirigé l’Institut de l’économie mondiale des relations internationales et l’Institut des études orientales — deux pépinières de diplomates et de chercheurs sous le régime soviétique. En 1991, Primakov a été choisi par Boris Eltsine comme directeur du Service des renseignements extérieurs — un poste qu’il a occupé jusqu’à sa nomination, en 1996, à la tête du ministère des Affaires étrangères dans le gouvernement de Victor Tchernomyrdine. En septembre 1998, en pleine crise financière, Primakov devient premier ministre. La Russie lui doit la stabilisation de son économie après l’effondrement. Il n’est resté au pouvoir que huit mois: son énorme popularité et sa réputation d’incorruptible ont effrayé l’entourage du président russe qui, sous la pression de quelques oligarques, l’a limogé en mai 1999. Actuellement, Evgueni Primakov préside la Chambre de commerce et d’industrie de Russie. Durant sa longue carrière, Primakov a rencontré pratiquement tous les dirigeants de la planète et a noué des liens privilégiés avec des personnalités aussi diverses que Margaret Thatcher, Benyamin Netanyahou, Saddam Hussein ou Slobodan Milosevic. Son dernier livre, Au cœur du pouvoir, retrace les étapes de ce parcours remarquable.

Galia Ackerman - L'ancien président de la Yougoslavie, Slobodan Milosevic, est actuellement jugé à La Haye. Vous connaissez bien ce personnage puisque vous avez servi de médiateur international aussi bien pendant la guerre en Bosnie qu'au moment de la crise du Kosovo. A vos yeux, ce procès est-il justifié ?
Evgueni Primakov - Le procès intenté à Milosevic est injuste. Il est très difficile, en effet, de lui imputer des crimes commis en Bosnie ou au Kosovo, en particulier les meurtres de civils. Je suis, au contraire, bien placé pour savoir quel rôle il a joué dans le règlement de ces crises. Souvenez-vous : en 1995, la Bosnie était devenue un champ de confrontation interethnique et interreligieuse entre trois groupes de population qui, chacun, se livrait à des atrocités. En ma qualité de directeur du Service des renseignements extérieurs, j'avais été chargé par le président Eltsine d'une mission auprès du président yougoslave. Soit dit en passant, c'est après s'être entretenu avec les membres de notre délégation que celui-ci s'est rallié au plan de paix américain. Puis il s'est rendu à Genève pour tenter de convaincre Karadzic, représentant de la République serbe. Finalement, c'est grâce à lui, Milosevic, que les accords de Dayton ont été signés. J'ai été personnellement témoin des signes de gratitude adressés à cet homme par les diplomates américains et européens pour sa contribution précieuse au règlement du conflit bosniaque. Et ce règlement, depuis, tient la route !


G. A. - Êtes-vous aussi indulgent pour ce qui concerne le Kosovo ?
E. P. - On peut reprocher à Milosevic d'avoir supprimé l'autonomie du Kosovo instaurée par Tito, mais ce n'est pas l'affaire de la justice internationale. Il s'agit, qu'on le veuille ou non, d'un problème interne concernant un pays souverain ! Lamberto Dini, l'ancien ministre italien des Affaires étrangères, rappelle dans ses Mémoires qu'à Rambouillet, avant le début des bombardements, on s'était entendu sur pratiquement tous les points. Mais les négociations ont achoppé sur un détail : les Occidentaux ont voulu à tout prix imposer une formulation humiliante pour les Yougoslaves alors que ceux-ci avaient accepté, à ce moment-là, le principe d'une présence internationale au Kosovo. S'ils avaient fait preuve d'un peu plus de souplesse, les frappes auraient été évitées. Le résultat de cette politique, vous en conviendrez, n'est pas brillant. La quasi-totalité des Serbes a été forcée de quitter le Kosovo. Les autres minorités ethniques sont parties, elles aussi. Il ne reste plus que des Albanais. Et ce sont aujourd'hui les plus extrémistes qui, peu à peu, gagnent du terrain. Je ne serais guère étonné de les voir prendre le pouvoir d'ici quelques années. Ils n'auraient qu'à organiser un référendum pour réaliser leur rêve de réunification avec l'Albanie, avant de revendiquer une partie de la Macédoine. Le processus a, d'ailleurs, déjà commencé. Dans leur élan, ils pourraient ensuite annexer les régions musulmanes de Bosnie : on assisterait alors à la naissance, au cœur de l'Europe, d'un vaste État musulman qui trouverait des appuis puissants au sein du …