Politique Internationale — Un peu de pédagogie n’est pas inutile. Comment fonctionnent vos commissions respectives ? Quels sont leur rôle et leurs attributions ?
Thomas Gassilloud — La commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale regroupe 72 députés qui reflètent les équilibres politiques de l’hémicycle et se retrouvent chaque semaine pour travailler et débattre sur les sujets de défense. Contrairement à une idée reçue, le « portefeuille » de la commission est large. Celle-ci ne se limite pas à « suivre » le ministère des Armées. Ses compétences intègrent la gendarmerie et l’économie de défense, mais aussi la défense nationale, c’est-à-dire la seule politique publique citée par la Constitution, qui concerne par ailleurs tous les ministres et toutes les administrations.
Notre mission est claire : voter la loi, contrôler l’action du gouvernement, nourrir le débat démocratique afin que la France fasse les bons choix pour se défendre et que les citoyens comprennent les orientations prises, car « en démocratie il n’y a pas de défense efficace sans consentement des citoyens » ; mais, surtout, nous sommes redevables vis-à-vis des Français de la bonne utilisation de leur argent.
Certes, il existe une asymétrie entre l’exécutif et le législatif sur les affaires de défense. Cette asymétrie est à mes yeux justifiée compte tenu des responsabilités du gouvernement, du rôle international de la France, de la réactivité stratégique nécessaire et des exigences de secret qui s’attachent à la défense du territoire. Elle se traduit notamment par un contrôle exercé le plus souvent a posteriori ainsi que par le faible volume de textes législatifs à examiner — avec en point d’orgue l’examen de la Loi de programmation militaire (LPM), en principe quinquennale. Cette particularité institutionnelle remonte à bien avant les débuts de la Ve République mais évolue au fil du temps comme en témoigne la création récente, par la dernière LPM, de la commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement d’exportation de matériels de guerre.
L’espace de travail de la commission demeure néanmoins considérable. Chaque année, elle examine en moyenne 5 textes législatifs, produit 8 avis budgétaires, réalise 10 missions d’information débouchant sur de nombreuses propositions, organise 70 auditions et effectue 40 déplacements en France et à l’étranger : 90 % de ces activités donnent lieu à des documents publics — écrits ou vidéo — qui éclairent le débat sur les questions de défense.
Cédric Perrin — La commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées est l’une des 7 commissions permanentes du Sénat. Elle joue un rôle essentiel dans l’élaboration des lois, le contrôle du gouvernement et l’évaluation des politiques publiques. Notre commission produit à la fois des rapports législatifs, des rapports d’information et des rapports budgétaires. De plus, elle est saisie pour l’examen des projets de loi de ratification des traités et des accords internationaux. Enfin, elle exerce une importante activité de contrôle par le biais de ses auditions en commission pour entendre des membres du gouvernement — lesquels rendent compte de leur politique et apportent des informations aux parlementaires — ou d’autres acteurs, diplomates français ou étrangers, chercheurs, ONG…
P. I. — Vos deux commissions peuvent-elles être considérées comme complémentaires ? Ou viennent-elles se superposer ?
C. P. — Nos deux commissions sont complémentaires. Compte tenu d’abord du bicamérisme : consacré dans notre Constitution, il pense l’Assemblée nationale et le Sénat comme des chambres complémentaires. Nos deux commissions sont ainsi chargées d’examiner et de voter, par exemple, la Loi de programmation militaire. Nous réunissons également des membres de nos deux commissions pour trouver un accord en commission mixte paritaire (1). En outre, nos champs de compétences ne sont pas identiques. À la différence de l’Assemblée nationale, notre commission traite concomitamment des questions d’affaires étrangères et de défense. Au Sénat, il nous apparaît utile d’embrasser d’un même regard ces deux champs qui se répondent en permanence ; nos collègues députés ont l’avantage en revanche de pouvoir consacrer l’intégralité de leurs travaux aux problématiques de défense.
P. I. — Diriez-vous que les questions de défense sont suffisamment connues par la représentation nationale ?
C. P. — Nous maîtrisons suffisamment les dossiers liés à la défense pour nous acquitter des missions qui nous sont confiées par la nation. Il n’empêche, nous avons aussi nos domaines de prédilection, de telle sorte que nous veillons en permanence à entretenir nos connaissances des enjeux. Ces connaissances sont alimentées par l’ensemble des travaux menés au Sénat ou en circonscription, par les nombreux déplacements auprès des forces armées et des industriels de la défense et, enfin, par nos missions à l’étranger.
P. I. — Quelle est la nature de vos échanges avec les grands acteurs de la défense ? Disposez-vous des informations suffisantes ?
C. P. — L’expertise que nous acquérons est le fruit d’un travail dense et varié. Les auditions sont un outil de base du travail parlementaire, qu’elles soient publiques ou à huis clos, pour les sujets les plus sensibles : nous entendons de nombreuses personnalités du monde militaire comme du monde civil. Cela a été le cas notamment avec le chef d’état-major de la marine, l’amiral Nicolas Vaujour, en novembre 2023. Nous auditionnons régulièrement le ministre des Armées. Plusieurs fois par an, nous nous déplaçons pour assister à des exercices militaires, visiter des bases ou des sites industriels. Pour donner un exemple récent, notre commission s’est rendue à Mont-de-Marsan (Landes) dans le cadre de l’exercice VOLFA (2), en mars 2024, ainsi qu’au GIGN à Satory (Yvelines) en avril dernier.
Ces déplacements nous permettent de prendre la mesure de la mise en œuvre concrète de la LPM. Nous menons un dialogue exigeant avec l’exécutif, afin d’obtenir toutes les réponses à nos questions. Notre mission constitutionnelle consiste à contrôler le gouvernement, et il n’est jamais simple ni agréable d’être contrôlé. Mais chacun doit remplir sa tâche et nous sommes déterminés en ce sens.
T. G. — Mon sentiment général n’est pas très différent de celui de Cédric Perrin. Je voudrais insister sur deux points. D’abord sur le fait qu’un député partage sa vie entre le Palais-Bourbon et sa circonscription : lorsqu’il est à l’Assemblée, il ne consacre qu’une partie de son temps au thème de la commission permanente dans laquelle il siège car il a beaucoup d’autres obligations — séances publiques, réunions de son groupe politique, organismes divers, etc. Dans ce laps de temps, on attend de lui qu’il soit en mesure de questionner la politique menée et de percevoir ce qui peut ou doit être remis en cause. En assumant ce rôle de contrôle global de la politique de défense, le député doit aussi veiller à la cohérence de la politique générale dans laquelle elle s’inscrit, ne serait-ce que pour s’assurer de la bonne allocation des moyens. Il ne faut pas se méprendre sur notre rôle de contrôle. Nous ne sommes pas des comptables ni des contrôleurs des armées. Le contrôle est de nature politique et vise les finalités poursuivies ainsi que l’adéquation entre les objectifs tracés et les moyens consentis. Les travaux que nous menons et les informations que nous livrons sont suffisants à l’exercice de ces compétences.
En ce sens, je veille à ce que les 577 députés de l’Assemblée nationale, quelle que soit la commission à laquelle ils appartiennent ou leur groupe politique, détiennent un seuil minimal de connaissance sur les sujets de défense et sur nos intérêts fondamentaux tels que la dissuasion.
Mais le Parlement a aussi la fonction de s’assurer que l’ensemble des citoyens est bien « embarqué » dans la compréhension de la politique de défense et des efforts qu’elle exige. Je tiens beaucoup à ce rôle fondamental.
P. I. — À la lumière des tensions actuelles (Ukraine, Moyen- Orient…), les travaux de vos commissions prennent-ils encore plus d’acuité ?
T. G. — La guerre en Ukraine, les crises au Levant, l’invasion du Haut-Karabakh et les politiques de fait accompli en mer de Chine sont autant de marqueurs d’un changement d’époque au moment où les principaux instruments de sécurité collective se dissolvent. L’usage de la violence redevient un outil de politique étrangère pour de très nombreux États qui refusent le droit international comme régulateur. Cela change beaucoup de choses pour nous qui avons cru aux promesses trompeuses d’une « paix perpétuelle » que semblait nous apporter la chute du mur de Berlin. Le réveil est brutal et notre mission devient vitale : nos citoyens doivent comprendre les ruptures stratégiques que nous vivons et les efforts conceptuels, financiers et capacitaires qu’il nous faut impérativement réaliser pour préserver notre indépendance et notre liberté. La société civile n’est pas encore suffisamment consciente que le monde a changé, qu’un militaire n’est pas un policier équipé d’une arme qui tire plus loin, qu’il n’a pas la même mission, et que la défense est la condition première du développement et de la survie d’une société démocratique.
C’est la raison pour laquelle la commission de la Défense de l’Assemblée a lancé en mars 2024 un large cycle de travail sur la « défense globale » pour en redynamiser les promesses, mobiliser les ministres et leurs administrations, sensibiliser les agents économiques et les citoyens au rôle qu’ils pourraient avoir à tenir en cas de crise sécuritaire de grande ampleur.
C. P. — Le contexte géopolitique se dégrade de façon continue depuis la pandémie, c’est une réalité incontestable. Les conflits impactent les travaux de notre commission, comme en témoignent les auditions récentes du chercheur Jean-Pierre Filiu sur la situation au Moyen-Orient ou de Léo Jarry, membre de l’ONG Conflict Armament Research. À charge pour nous d’éclairer ces sujets auprès du grand public. Plusieurs de nos auditions, comme les deux interventions que je viens de citer, particulièrement passionnantes, sont publiques et accessibles sur le site internet du Sénat. Cela permet de faire progresser le débat public sur des questions importantes mais complexes.
Parfois, nos compatriotes s’interrogent sur le niveau de notre effort de défense au regard des autres priorités de politiques publiques. Il est fondamental que nous puissions leur exposer avec précision l’état des menaces, très préoccupant, qui pèsent sur notre pays, de même que la nécessité absolue dans laquelle nous nous trouvons de consacrer les moyens suffisants à notre défense. En l’occurrence, cela passe par un soutien déterminé à l’Ukraine, car si la Russie l’emportait dans ce conflit, cela fragiliserait considérablement notre sécurité et celle de tous les pays européens. Il est très important de faire redécouvrir à nos compatriotes la pertinence de l’adage romain Si vis pacem, para bellum (NDLR : si tu veux la paix, prépare la guerre). C’est précisément parce que nous voulons faire tout ce qui est possible pour éviter la guerre que nous devons être dissuasifs et en mesure de nous défendre.
P. I. — D’une manière générale, quand on parle défense, on parle assez vite budget. Les enveloppes à destination de la défense sont-elles aujourd’hui suffisantes ?
C. P. — Les moyens doivent être à la hauteur des ambitions et s’inscrire également dans le temps : c’est pourquoi la dernière LPM, votée à l’été 2023, représentait un enjeu aussi important pour nos armées. Le Sénat s’est battu pour que la montée en puissance des crédits soit plus rapide, dès le début de la LPM. Dans le contexte géopolitique que nous connaissons, le Sénat a obtenu encore une accélération de la trajectoire budgétaire sur les premières années de programmation, mais aussi un renforcement des moyens de contrôle de l’action du gouvernement. J’étais l’année dernière corapporteur, avec ma collègue madame Hélène Conway-Mouret, du programme 146 « Équipement des forces » : j’ai pu constater à cette occasion que la LPM 2024-2030 laisse malheureusement de nombreux enjeux capacitaires en suspens. L’effort financier de la LPM se heurte à l’inflation, au coût accru de technologies de plus en plus complexes, à la modernisation de notre capacité de dissuasion. Des questions cruciales se trouvent sans réponse. Les enveloppes à destination de la défense, bien qu’en augmentation, ne suffisent pas à écarter toutes les incertitudes. À l’été 2023, le Sénat a voté à la quasi-unanimité un texte pour valider la progression de l’effort de défense. Il n’est pas envisageable que les difficultés budgétaires actuelles de l’État remettent en cause cette trajectoire.
P. I. — Parce que cette trajectoire est susceptible d’être remise en cause ?
T. G. — Il faut prendre de la hauteur pour avoir une vision pertinente de la situation. Lorsque la majorité est arrivée en 2017, nous sortions de vingt-sept ans de contraction continue des moyens de la défense. Nos armées étaient au bord de la rupture. Les choix financiers qui ont guidé les Livres blancs de 2008 et de 2013 ont laissé nos armées exsangues. C’est l’honneur de la majorité d’alors, sous l’impulsion du président de la République, d’avoir saisi, avant la plupart de nos partenaires européens, que la donne stratégique exigeait un nouveau « logiciel », même si la France avait moins « baissé la garde » que d’autres. Nous avons engagé un effort historique de réarmement avec la LPM 2019-2025 puis la LPM 2024-2030 pour réparer et transformer les forces armées à la hauteur des menaces.
Nous avons sur la table 400 milliards de crédits de paiement d’ici à 2030. La LPM a fait le choix de consolider la cohérence du modèle d’armée existant et sa réactivité tout en garantissant la modernisation de la dissuasion nucléaire. Dans ce modèle, les effets de « masse », que personnellement je trouve encore insuffisants, reposent sur le doublement des réserves et sur nos alliances.
P. I. — Les efforts budgétaires sont-ils à la hauteur des attentes en ce qui concerne la marine ?
C. P. — Dans le domaine naval, la LPM 2024-2030 consacre le lancement de grands projets tels que le porte-avions nouvelle génération (PA-NG) ou les sous-marins lanceurs d’engins 3e génération (SNLE-3G). Nous nous sommes toutefois inquiétés des conditions de financement de la première tranche des travaux du PA-NG. En outre, la LPM entérine certains renoncements, de même que certains décalages de programmes. Le nombre de frégates et de patrouilleurs prévus pour être livrés s’affiche à la baisse, et le tout- Rafale est encore loin. Par ailleurs, la LPM n’a pas revu le format de la flotte, qui découle pourtant du Livre blanc de 2013. Nous pensons que le monde d’aujourd’hui et les menaces qui se profilent ne sont plus ceux de 2013. Malheureusement, la LPM n’en tire pas vraiment les conclusions.
T. G. — Pour la marine, ce n’est pas rien : 65 % de ses unités vont être renouvelées ; 5 milliards d’euros seront consacrés au porte-avions de nouvelle génération, même si un effort de préfinancement est demandé à Naval Group ; la conception du SNLE de 3e génération sera poursuivie ; la marine sera dotée des missiles M51-3 ; la livraison des 6 SNA Barracuda se terminera en 2030 ; le renouvellement des moyens de la guerre des mines sera achevé ; l’action dans les fonds marins sera organisée ; et la présence outre-mer sera modernisée. Cette ambition a un coût qui se paie au prix du décalage de certaines livraisons, notamment de FDI, de patrouilleurs hauturiers et de bâtiments ravitailleurs de forces.
Tout cela est-il suffisant ? Oui, si la situation stratégique ne se détériore pas significativement et si la trajectoire dessinée par la LPM est respectée, notamment aux termes de l’article 4 qui prévoit que certaines dépenses seront financées par des crédits supplémentaires, comme l’aide à l’Ukraine. D’ici la fin de la LPM, nous devrons toutefois développer notre offre stratégique à destination de nos partenaires — les stratégies indirectes — et nous préparer à requestionner le modèle d’armée, en particulier pour la marine, au vu de ce qui se joue dans nos outre-mer, en Méditerranée et en Atlantique Nord.
N’oublions pas, cependant, que l’effort de défense consenti d’ici à 2030, important à l’aune des contraintes de nos finances publiques, reste historiquement bas. Lorsque nous avons abandonné la conscription, notre effort était proche de 2,5 % du PIB, et la dernière fois que nous avons été engagés dans une guerre en Europe
— c’était au Kosovo —, notre effort était de 2,2 %. Il faut donc qu’en parallèle ces efforts financiers à destination de nos armées soient complétés par une remobilisation de toutes les composantes de la nation — secteurs privé et public, société civile… — sur les questions de souveraineté et de résilience, et par un renforcement de nos alliances.
P. I. — Parlons souveraineté industrielle et économie de guerre : la France est-elle à cet égard maîtresse de ses décisions ?
T. G. — La France a aujourd’hui l’« industrie de défense » la plus large du continent. Il y a peu de domaines capacitaires où nous sommes démunis, et plus de 80 % de nos équipements sont
« made in France ». Notre souveraineté capacitaire est inégalée en Europe alors que notre base industrielle et technologique de défense (BITD) représente près de 14 % de l’industrie française et contribue positivement à notre balance commerciale.
Mais notre BITD n’est pas encore une « industrie de combat ». Elle porte encore les stigmates des promesses de « paix perpétuelle » et n’est pas organisée pour encaisser des chocs massifs, comme les limites de notre soutien à l’Ukraine en témoignent. C’est le chantier dit de l’« économie de guerre » que nous devons collectivement réussir. Cela nécessite des efforts de la part des industriels, tant financiers qu’organisationnels et commerciaux, mais aussi de l’État. Celui-ci doit faire évoluer le cadre réglementaire et mieux anticiper les « capacités dormantes » qu’il exige de la BITD afin d’adopter une contractualisation plus agile et plus apte à capter l’innovation tout en ajustant sa conduite des programmes d’armement. Cela doit permettre de créer des modèles économiques plus sobres, à l’intensité technologique mieux pesée et aux délais de fabrication plus brefs.
Je vois un axe majeur de développement de l’industrie navale dans la réussite de la dronisation du combat naval : l’usage des drones doit être massivement développé, la BITD doit faire « feu de tout bois » et la marine doit saisir toutes les opportunités pour favoriser l’innovation tactique… en se gardant toutefois de réitérer ce que furent les impasses de la « jeune école » qui, à la fin du XIXe siècle, a transformé l’innovation en dogmatisme (3).
Enfin, je suis convaincu que le chemin vers l’Europe puissance dont a besoin la France passe par l’approfondissement de nos coopérations. L’industrie navale en Europe est trop éclatée et souffre d’une concurrence exacerbée qui fragilise les acteurs plutôt qu’elle ne consolide le secteur. C’est pourquoi je salue les coopérations tissées avec la Belgique, les Pays-Bas ou la Grèce et je soutiens l’approfondissement des liens stratégiques avec la Norvège. Nous avons besoin, en effet, de flottes de haute mer cohérentes et interopérables pour protéger nos espaces maritimes et nos voies d’approvisionnement, du golfe d’Aden à l’Atlantique Nord.
C. P. — La souveraineté industrielle est indispensable à l’autonomie stratégique française. L’adaptation de notre industrie au contexte géopolitique a été l’un des axes de nos travaux sur la LPM 2024- 2030. La commission a adopté plusieurs amendements visant à soutenir les entreprises de la base industrielle et technologique de défense. En mars 2024, nous avons une nouvelle fois fait un pas dans ce sens en adoptant en première lecture la proposition de loi de Pascal Allizard, rapporteur de notre commission, visant à apporter une réponse aux difficultés de financement des entreprises de la BITD. Ce texte avait aussi pour objectif de réaffirmer qu’il n’y a pas de défense souveraine sans BITD autonome.
P. I. — Quel regard portez-vous sur l’industrie navale en général ? Jusqu’à quel point peuvent s’effectuer des coopérations ?
C. P. — L’industrie navale est un domaine dans lequel la France excelle. La position centrale de Naval Group ne doit pas cacher les centaines de ses sous-traitants, ni les autres constructeurs français, qui contribuent tous à l’autonomie stratégique du pays et à notre sécurité. Dans le contexte actuel, nos partenaires européens aussi bien que ceux dans le reste du monde sont de plus en plus intéressés par ce savoir-faire unique. C’est un élément très important de notre politique de défense, mais aussi de notre action diplomatique.
P. I. — Toujours dans le naval de défense, quels ont été les principaux dossiers que vous avez été amenés à examiner récemment ? Que pensez-vous des adaptations capacitaires qui se profilent à l’horizon ? Jusqu’à quel point peuvent s’effectuer des coopérations ?
C. P. — La LPM prévoit des évolutions capacitaires pour moderniser nos forces. Appelé à succéder au Charles de Gaulle à l’horizon de 2038, le porte-avions nouvelle génération est assurément l’un des plus gros projets du siècle pour notre industrie navale. La mise en chantier est prévue fin 2025-début 2026 pour des premiers essais en mer dix ans plus tard. Le PA-NG concentre de nombreux enjeux, notamment son inscription dans le système de combat aérien du futur (SCAF), avec l’accueil du chasseur de nouvelle génération (NGF) notamment. J’ai eu l’occasion de l’évoquer, le choix retenu pour le financement de la première phase des travaux ne nous a pas convaincus, car il reporte à plus tard la charge sur le budget des armées. Mais le projet en lui-même est un peu la clé de voûte de notre marine, dans la mesure où il structure l’arsenal stratégique et notre doctrine. Il s’agit, avec les sous-marins nucléaires, d’un des derniers domaines où la France appartient véritablement au club des meilleurs ; au point, sur certains volets, de pouvoir prétendre à la première place. Naturellement, notre excellence ne porte que sur la qualité, pas sur la quantité…
Si le renouvellement du porte-avions et des sous-marins est sans conteste une évolution capacitaire essentielle, l’avenir renvoie aussi à d’autres développements, le cas des drones me semblant être l’un des points majeurs dans l’innovation navale. Enfin, je pense que le fait de ne pas poser la question du format de la flotte à l’occasion de la LPM a été une erreur. Nous aurions au moins dû en débattre. Le choix est dicté par les contraintes budgétaires, je ne l’ignore pas, mais la réalité opérationnelle nous confrontera rapidement à ce sujet.
T. G. — Je rebondis sur les propos de Cédric Perrin. Le modèle de nos armées et celui de notre flotte de combat sont taillés au plus juste. Nous le savons tous. Notre politique de réarmement se fait sous contraintes : nos limites financières amputent nos ambitions, mais nous ne serons pas souverains si nous perdons le contrôle de nos comptes publics. La volatilité stratégique nous impose de démontrer notre détermination à l’est de l’Europe, mais aussi d’être en mesure d’intervenir ailleurs dans un contexte où nous sommes souvent les seuls à pouvoir le faire en Europe. De plus, nous avons à gérer un passif dont l’inertie continue à produire ses effets négatifs, car, si nous avons encore à réparer nos armées, c’est qu’elles ont été abîmées par trente ans de décroissance.
Face à cela le Parlement a un rôle primordial pour expliquer la situation et convaincre décideurs et citoyens que nous devons tenir la trajectoire de la LPM mais que, si les hypothèses qui la sous- tendent se détérioraient, il conviendrait de l’ajuster sans tarder pour que nos talons d’Achille ne cèdent pas. Notre flotte de surface, nos déploiements outre-mer et nos stocks de munitions sont sans doute les points sur lesquels il faut être le plus vigilant, en dehors de la question des drones que j’ai déjà abordée.
P. I. — Derrière le naval de défense, il y a aussi un fort ancrage territorial que la représentation nationale connaît bien. Ce maillage industriel sera-t-il pérenne ?
T. G. — Notre enjeu est de passer d’une industrie de défense à une « industrie de combat » après une longue période de « vaches maigres » qui a fragilisé notre tissu industriel. Nos champions sont là, ils sont reconnus ; nos PME sont nombreuses, elles ne le sont pas moins. Pourtant nos supply chains sont sous tension pour des raisons qui tiennent aux matières premières, aux composants, à l’accès au financement, mais aussi à la disponibilité des compétences, sans compter des plans de charge qui restent souvent trop près des points d’équilibre.
Il n’y a pas de baguette magique : surmonter ces difficultés et réussir la remontée en puissance exige l’engagement de tous, industriels, État, DGA, armées, collectivités territoriales, groupements professionnels, partenaires sociaux, financeurs… En tant qu’élus, notre premier devoir est simple : promouvoir positivement l’industrie de défense, son financement et ses carrières. Mettre en avant son excellence au service de nos intérêts collectifs, rendre désirable ce qui nous rend plus forts pour être plus libres. C’est le sens de notre présence sur les salons d’armement ou de notre insistance pour que les institutions financières soutiennent plus franchement l’économie de défense.
C. P. — Le sénateur représente les collectivités territoriales. D’ailleurs, avant d’être sénateur, nous sommes des élus locaux, parfaitement au fait des enjeux de nos territoires. En France, nous avons la chance de jouir d’un maillage industriel dense dans le domaine de la défense. Ce maillage est un réel atout stratégique, car il nous permet de ne pas dépendre d’acteurs étrangers pour la grande majorité de nos équipements. D’un point de vue économique, cette industrie à forte valeur ajoutée est pourvoyeuse de nombreux emplois dans l’Hexagone. Ce point fondamental a été ignoré trop longtemps : la BITD est, par nature, très peu délocalisable ; elle constitue aujourd’hui l’un des derniers pans industriels d’un pays qui a largement sacrifié son industrie au cours des trente dernières années. Au passage, je pense que le choix, quasi assumé, de la désindustrialisation a constitué pour la France une erreur stratégique majeure, qui nous met aujourd’hui en difficulté. Il suffit de mesurer l’impact sur l’emploi : la BITD fait travailler pas moins de 200 000 personnes.
P. I. — Qu’est-ce qui doit être optimisé ou amélioré en matière d’infrastructures industrielles de production, notamment dans les chantiers navals ?
C. P. — Je n’ignore pas les défis auxquels sont confrontées ces industries. La taille du marché domestique français et le budget limité de l’État ne permettent pas d’assurer la pérennité des industries de la défense et le financement du développement des nouveaux produits dans un marché ultra-compétitif. C’est pourquoi il est vital de pouvoir exporter. De plus, dans un contexte de bascule technologique, les industries doivent être capables de s’adapter pour rester à la pointe de l’innovation, mais aussi de maintenir en condition opérationnelle les matériels livrés. Ce défi nécessite une adaptation constante des infrastructures industrielles de production. Enfin, un enjeu qui nous a particulièrement mobilisés à la commission est celui du sort des ETI et des PME dans cet écosystème. Ces entreprises cumulent parfois trop d’inconvénients pour permettre leur développement, voire pour assurer leur pérennité. Je pense qu’il y a encore beaucoup à faire, notamment pour améliorer leur accès aux financements.
P. I. — Vous incarnez par définition le monde politique. Comment le calendrier politique se plie-t-il à l’agenda des questions de défense ?
C. P. — Notre commission s’efforce de maintenir un équilibre entre le calendrier politique et l’agenda des questions de défense, entre le temps court et le temps long. Le cadre de notre travail est évidemment celui du temps politique, mais les questions de défense s’inscrivent- elles dans le temps long ? Nous ne travaillons jamais dans un sens politicien ou pour faire du bruit médiatique, bien au contraire. Nous acceptons parfois de garder nos travaux confidentiels, surtout lorsqu’il s’agit de préserver les intérêts de l’État — comme nous l’avons fait récemment pour notre rapport sur la lutte anti-drone. Si une grande partie de notre travail vise à piloter des dossiers de fond sur des sujets comme les munitions ou l’attractivité du métier des armes — pour donner quelques exemples récents —, notre agenda recouvre aussi des problématiques de plus court terme comme la préparation des Jeux olympiques et paralympiques (JOP).
P. I. — Par ailleurs, diriez-vous qu’il y a une unanimité de la représentation nationale sur les questions de défense ? Ou existe-t-il des clivages, à l’image du positionnement sur un certain nombre de questions sociétales et économiques ?
C. P. — Sur ces thématiques, il me semble que la situation n’est pas la même à l’Assemblée nationale et au Sénat. Au Sénat, les LPM sont adoptées en général avec près de 95 % des voix, ce qui exprime le très fort consensus républicain sur ces sujets, étant entendu que les débats suscitent toujours des échanges très constructifs. La LPM 2024-2030, par exemple, a tout de même été adoptée au Sénat à 314 voix pour et seulement 17 contre ! De son côté, l’Assemblée nationale a adopté le texte à 408 voix contre 87. Sur le fond, il faut rappeler que ce texte est un compromis entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Dès lors, même en l’absence d’unanimité, il est incontestable qu’une très large partie de la représentation nationale s’accorde sur les questions de défense. Les véritables clivages demeurent peu nombreux, en tout cas beaucoup moins prégnants qu’en matière économique et sociétale : quand il s’agit de la défense de nos concitoyens, il n’y a pas de place pour les logiques partisanes.
T. G. — La politique consiste en partie à concilier des temporalités différentes. Des outils spécifiques sont prévus pour prémunir la défense contre les affres des agendas mal gérés : c’est la fonction des lois de programmation militaire et des Livres blancs. Nos pratiques parlementaires y contribuent également : la commission de la Défense conduit de grands cycles d’auditions pour creuser des sujets et identifier convergences et dissensus. Nous avons ainsi organisé un cycle sur la dissuasion nucléaire en janvier 2023 et un cycle sur l’adaptation de notre politique de défense en Afrique fin 2023. Les comptes rendus de ces travaux sont réunis dans des recueils où les groupes politiques sont invités à expliciter leurs positions. Cela va au-delà des traditionnels rapports d’information dans lesquels seuls les rapporteurs se prononcent. Mis à la disposition du public, ces recueils alimentent le débat public et servent d’utiles repères pour saisir les évolutions : pour reprendre l’exemple de la dissuasion, le rapport de 2023 est la suite d’un cycle organisé en 2014.
Y a-t-il un consensus sur les questions de défense ? Oui, sur les sujets les plus structurants. Il faut s’en réjouir. Faut-il s’en contenter ? Non, assurément, car il faut se méfier du « poison des certitudes ». C’est pourquoi le débat est important et qu’il est nécessaire que le Parlement soit le lieu de toutes les questions. Comprendre les enjeux et la pluralité des points de vue possibles est le meilleur moyen de faire les bons choix. Bien que ce ne soit pas parfait, je suis confiant dans la maturité de nos débats. J’en veux pour preuve les cinq heures d’échanges, en hémicycle et en commission, que nous avons eues sur la dissuasion lors de l’examen de la LPM 2024-2030 ou le succès des réunions publiques que la commission organise lors de ses déplacements sur le territoire national. Et puisque Cédric Perrin a cité les votes sur la LPM 2024- 2030, je souligne qu’elle a été adoptée par un plus grand nombre de députés que la précédente. Même en présence d’oppositions fortes, les législateurs sont attachés à ce que la stratégie de défense se fonde sur un large consensus.
P. I. — Quelles sont vos relations avec vos homologues des parlements de l’Union européenne ?
C. P. — À l’image du président du Sénat Gérard Larcher, j’accorde beaucoup d’importance à la diplomatie parlementaire. Si la diplomatie est souvent considérée comme l’apanage de l’exécutif, je pense que nous, parlementaires, avons le devoir d’entretenir des relations avec nos homologues des parlements de l’UE et plus largement des parlements étrangers. Nous avons régulièrement l’occasion d’accueillir les intéressés ou de nous déplacer à leur rencontre. Cette année, par exemple, nous nous sommes rendus à Berlin avec nos collègues députés pour échanger avec les députés allemands. D’une manière générale, nous rencontrons systématiquement nos homologues lorsque nous effectuons des missions à l’étranger. Parmi les missions récentes, je garde un souvenir très fort de nos échanges, à Kiev, avec les parlementaires de la Rada ukrainienne : nous nous sommes entretenus à la fois avec le président de cette assemblée et les commissions de la défense et des affaires étrangères. Quand ils viennent en France, nous recevons bien sûr les parlementaires étrangers. Enfin, au-delà du cadre européen, des sénateurs appartenant à notre commission participent chaque année à l’assemblée parlementaire de l’Otan. Ce rendez-vous réunit des délégations issues des 32 pays membres de l’Alliance atlantique.
P. I. — À travers cette diplomatie parlementaire, peut-on parler d’une stratégie de l’influence ?
T. G. — Dans notre monde compétitif, la capacité à se faire comprendre et à en faire un levier d’action est un atout stratégique. C’est pourquoi je me félicite que la Revue nationale stratégique ait érigé l’influence en fonction stratégique. Reconnaître cette inflexion dans un document officiel, c’est révéler sa dimension politique ; c’est aussi accepter sa polyphonie : l’influence est une stratégie omnicanale qui doit savoir jouer sur l’engagement de l’exécutif, l’expertise des administrations et la mise en cohérence d’initiatives éparses. Le Parlement a une place à y trouver. Je crois beaucoup à l’apport des relations parlementaires internationales pour accompagner notre influence stratégique. La « diplomatie parlementaire » est un utile contrepoint à la mélodie de l’exécutif : elle lui confère de l’épaisseur politique, mais aussi de l’« allonge » en donnant des assurances sur la constance de nos efforts, car elle s’inscrit toujours dans une dynamique multi-partisane.
Convaincu de cet apport pour les intérêts de sécurité de la France, j’ai souhaité que nos échanges avec nos homologues étrangers forment l’un des trois piliers — puissance, résilience, influence — de la stratégie de notre commission. Nous réalisons en moyenne deux déplacements à l’étranger par mois, dont la moitié en Europe, ce qui représente une accélération significative. Un effort particulier est fait en direction de nos partenaires allemands auxquels nous lient d’importants programmes d’armement : nous nous voyons deux ou trois fois par an pour contribuer à la convergence des vues. Mais nous avons aussi bâti des relations régulières avec le Royaume- Uni, l’Espagne, l’Italie, la Belgique ou l’Estonie et nous profitons des forums internationaux pour les multiplier : nous avons invité des homologues au Paris Defence & Strategy Forum en couplant leur présence à une table ronde commune avec une visite auprès d’ArianeGroup pour échanger sur les enjeux européens d’accès à l’espace. Nous avons aussi invité certains de nos homologues à visiter ensemble le salon du Bourget et Eurosatory, comme nous allons le faire pour Euronaval. Ces activités sont essentielles pour accompagner politiquement nos espérances d’Europe puissance. Ainsi, sur la première année de la législature, dix pays européens ont été visités par la commission et nous avons reçu au moins autant de délégations européennes. Ces déplacements sont organisés de manière concertée avec l’ensemble des acteurs de l’équipe France afin de maximiser leur efficacité.
(1) Cette commission mixte paritaire est composée de 7 députés et de 7 sénateurs.
(2) L’exercice VOLFA est un exercice interallié et interarmées de haute intensité.
(3) Voir Thibault Lavernhe, « À l’heure de la compétition et de l’innovation, quelques leçons de la “Jeune École” », Revue Défense Nationale 2018/2 (n° 807), pp.13-22, téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-defense-nationale- 2018-2-page-13.htm